IL N’EST PAS de pire crime que le viol de l’enfant. Aucune personne saine d’esprit ne trouve la moindre excuse aux pédophiles, qui détruisent l’âme et le corps d’un être humain avant même qu’il se soit épanoui. Il n’est pas question que, mis au courant des activités d’un pédophile, vous ou moi, journalistes ou non, ne courions pas au commissariat le plus proche pour exiger son arrestation. Il n’y a pas non plus de limite au champ de l’investigation journalistique. Toute la vérité doit être dite, aussi insupportable, embarrassante ou répugnante qu’elle soit. Les journalistes qui ont enquêté sur la pédophilie ne sauraient être accusés d’une curiosité excessive.
Une défense toute prête.
La question ne concerne donc ni la finalité du journalisme ni la qualité du travail diffusé par France 2. Elle concerne le métier lui-même et ses méthodes. On aura compris sans effort que si un journaliste s’en va à la rencontre de pédophiles en excipant de sa fonction, il risque de se heurter au mur du silence ; s’il ne garantit pas sa neutralité au criminel qu’il veut interroger, il n’en obtiendra aucun aveu ; s’il ne le dupe pas, il n’y a pas de reportage. Il demeure que la loi et l’éthique lui interdisent de travestir son identité. De sorte que la question est : ce genre de reportage est-il possible ? Jusqu’à présent, les journalistes sont allés très loin dans la neutralité. Ils rencontrent des terroristes sans les dénoncer, ils conversent avec des trafiquants de drogue en leur assurant un total anonymat ; ils dénoncent les crimes en général parce qu’ils ont une conscience comme toute le monde, ils ne dénoncent pas les criminels.
Dans le cas des pédophiles, des journalistes ont franchi un cap. On note avec intérêt que leur défense était toute prête : si je connais l’existence d’un terroriste qui va déposer une bombe dans le métro, je suis un criminel dès lors que je n’informe pas la police. On ne peut qu’approuver. Sauf que, en l’occurrence, ils ont réfléchi à ce qu’ils allaient faire et ils ont tout de suite aperçu deux écueils : s’ils rencontraient des pédophiles sans les dénoncer ensuite, le public aurait été indigné ; s’ils les dénonçaient, les défenseurs du droit, de la protection des sources (garantie par la loi depuis le début de l’année) et de l’éthique s’acharneraient contre eux. Ils ont choisi le deuxième inconvénient, parce que le premier était beaucoup plus grave : ils risquaient de déclencher la colère de l’opinion publique contre eux mais aussi contre toute la profession. Ils savaient très exactement à quoi ils s’exposaient. Ils ont aussi refusé d’adopter la troisième voie, celle de ne rien faire. Il leur a paru plus important de faire le reportage que d’y renoncer. Ils ont préféré le scoop et la polémique à un abstention dont personne, d’ailleurs, n’aurait rien su.
Pour accomplir leur travail, ils ont adopté les méthodes de la police. On se fait passer pour un enfant sur Internet afin de contacter un pédophile. Tous les moyens sont bons pour combattre un crime particulièrement odieux. De sorte qu’ils ne pouvaient ignorer que, d’une certaine manière, ils se substituaient à des policiers et du coup, exerçaient un métier qui n’est pas le leur. Encore une fois, les journalistes ne doivent pas fixer de limites à leur champ d’action. Ils n’ont pas à respecter des frontières qui ne servent, en définitive, qu’à abriter des criminels sous une chape de silence. Mais c’est une arme à seul coup : le retentissement médiatique, assorti de l’interpellation de 23 pédophiles, aura servi d’avertissement aux milliers de pédophiles qui courent toujours (tant pis pour les victimes ultérieures de la pédophilie) ; et surtout, il existe bel et bien une autre méthode, plus courante mais moins provocatrice, qui consiste à suivre une enquête de police. Les policiers font leur travail et les journalistes observent. C’est moins facile et moins efficace : il vaut mieux être seul plutôt que deux si l’on veut faire parler un pédophile ou un autre criminel. Là, c’est le toujours plus, toujours mieux, toujours plus fort qui aura joué. Faut-il donc brider le talent ? Non, mais le « jamais vu » a très souvent l’odeur désagréable du scandale.
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