Près de deux ans après le vote de la loi de bioéthique, les acteurs de l'assistance médicale à la procréation témoignent de leur surprise face à la vague des nouvelles demandes. L'heure est à la recherche de moyens et à faire de l'accès aux origines une réalité.
« Nous avons été surpris par cette vague de demandes, en particulier venant des femmes non mariées », reconnaît Marine Jeantet, directrice générale de l'Agence de la biomédecine (ABM). « Ce fut un tsunami », témoigne la Pr Rachel Levy, cheffe du service de biologie de la reproduction de l'hôpital Tenon (AP-HP). « Sur le terrain, la loi de bio-"éthique" a créé des situations non éthiques », déplore, entre colère et lassitude, la cofondatrice du collectif Bamp ! Virginie Rio.
L'ouverture de l'assistance médicale à la procréation (AMP) aux couples de femmes et aux femmes seules a entraîné une explosion des demandes d'AMP avec don de spermatozoïdes. En 2022, ces nouveaux publics ont formulé 15 100 demandes de premières consultations. Seulement 9 600 ont été honorées, tandis que 2 000 premières tentatives d'AMP ont été réalisées pour des couples de femmes (47 %) et des femmes non mariées (53 %).
Au 31 décembre 2022, près de 5 600 personnes attendaient une AMP avec dons de spermatozoïdes, dont 74 % de femmes seules ou en couple.
Embouteillage et entonnoir
Cette explosion correspond-elle à un désir qui attendait le changement de loi ou à de nouveaux besoins qui vont perdurer ? La tendance à la baisse repérée par l'ABM au deuxième semestre 2022 (- 38 % par rapport au premier semestre) validerait plutôt la première hypothèse, mais cela reste à confirmer avec l'actualisation automnale des chiffres de l'ABM.
Toujours est-il que « cette demande, impressionnante et inattendue, a créé un embouteillage important », observe la directrice de l'ABM. « Cette tension sur les centres risque de perdurer encore dans les mois à venir », ajoute-t-elle. « Cela se stabilise, mais on ne voit pas la décrue », confirme la Pr Catherine Guillemain, présidente de la Fédération des centres d’études et de conservation des œufs et du sperme (Cecos) et cheffe de service de biologie de la reproduction à Marseille.
Conséquence : les délais entre la prise de rendez-vous et la première tentative d'AMP avec don de spermatozoïdes s'élèvent à 14,4 mois en moyenne au 31 décembre 2022. « Nous avions comme objectif de passer sous la barre des 12 mois. Au moins, nous avons stabilisé ces délais, après une augmentation en 2022 », contextualise Marine Jeantet. Pour les dons d'ovocytes, qui concernent, eux, des couples hétérosexuels (à 97 %), le délai est de 23 mois - faute de gamètes. Fin 2022, 2 000 femmes attendaient un don, tandis que 990 autres avaient donné leurs ovocytes.
Plus largement, c'est toute l'activité des centres de don qui est impactée, à commencer par l'accueil des volontaires au don. Et les femmes qui souhaitent réaliser une autoconservation ovocytaire hors indication médicale doivent patienter en moyenne sept mois au niveau national et jusqu'à 24 en Île-de-France, qui concentre 25 % des demandes. Si 11 700 femmes se sont manifestées depuis 2021, seulement 4 800 ont eu une première consultation et 1 778, une ponction. « Ici aussi l'on constate un phénomène d'entonnoir, et contrairement aux demandes d'AMP avec don de spermatozoïdes, il ne semble pas y avoir de baisse », estime Marine Jeantet.
Une analyse que partage la Pr Levy : « nous avons reçu jusqu'à présent des femmes très informées, mais toutes les personnes de 29 à 37 ans ne sont pas encore sensibilisées. » Attention aux faux espoirs, met en garde Marine Jeantet : « les généralistes ne doivent pas hésiter à dire aux femmes qu'une autoconservation ovocytaire - une grande avancée - ne garantit pas une grossesse par la suite ! ». Le taux de succès, qui décroît avec l'âge, est de l'ordre de 25 %.
Derrière ces délais, ce sont des souffrances, lorsque les demandeurs frôlent les limites d'âge. « Pour des couples en situation d'infertilité, attendre 18 mois, voire 2 ans est une perte de chance », assure la Pr Levy. Dès lors, « le tourisme médical sur les axes du TGV se développe », observe-t-elle. « Les gens partent autant à l'étranger qu'avant », corrobore Virginie Rio de Bamp !
La question des stocks de gamètes
À cela s'ajoute le casse-tête de la gestion des stocks de gamètes. Depuis le 1er septembre 2022, tout donneur doit consentir à ce que ses données, identifiantes ou non, puissent être transmises à l'enfant majeur né grâce à son don, à sa demande. Mais ce stock « nouveau régime » ne représente que 17 000 paillettes provenant de 356 donneurs.
Le stock « ancien régime », celui des spermatozoïdes issus de donneurs qui n'ont pas donné leur consentement à la transmission de leurs données, représente lui 113 000 paillettes fin 2022. Si bien que tous les centres recourent encore aujourd'hui à cet ancien stock. Les enfants issus de ces dons auront aussi un droit d'accès à leurs origines, mais la procédure est plus complexe : ils doivent solliciter la Capadd - commission du ministère de la Santé chargée de solliciter les anciens donneurs - sans avoir l'assurance qu'ils acceptent la transmission de leurs informations.
Quand la bascule s'opérera-t-elle ? La date doit être prochainement décidée par Ségur, sur proposition de l'ABM. « Il faut trouver la bonne ligne de crête. Passer trop vite au nouveau régime, bien moins important, risque d'allonger les délais d'attente et créer une pénurie de gamètes », pointe Marine Jeantet. Se pose aussi la question de l'équité territoriale. « Cela ne serait pas juste que des centres passent avant d'autres au nouveau régime. Mais les stocks ne sont pas tous à la même hauteur, sur l'ensemble du territoire », pointe la Pr Levy.
En attendant, il y a unanimité pour insister sur l'importance de recruter de nouveaux donneurs - une tendance à la hausse, contrairement à ce qui était redouté. En 2022, ont été recensés 764 donneurs (contre 317 en 2019) et 990 donneuses (contre 835 en 2019). « Rien qu'à Tenon, on a eu 200 candidats en 2022 », s'étonne la Pr Levy. Faute de moyens, seulement une cinquantaine ont pu aller jusqu'au bout de la démarche.
Centres et autorisations supplémentaires
Pour aider les centres d'AMP à répondre aux demandes, 14,6 millions d'euros de crédits d’accompagnement spécifiques ont été alloués par le ministère de la Santé et de la Prévention pour 2021 et 2022. « Les moyens ont fini par arriver ; mais avec du retard, ce qui a secoué équipes et patients », commente la Pr Levy.
Entretemps, « les professionnels se sont mis en quatre », assure la Pr Guillemain. « À Tenon, nous avons inventé de nouveaux parcours, dématérialisés les inscriptions et les documents, créé des groupes de parole, étendu nos plages de consultation », illustre la Pr Levy. Des aides à la contractualisation ont permis d'acheter du matériel (hottes, cuves d'azote) et d'embaucher, tant bien que mal. « Former et recruter prend du temps », témoigne la Pr Guillemain.
À l'échelle nationale, trois nouveaux centres ont été autorisés pour le recueil et la préparation des spermatozoïdes - Limoges, Orléans et Poitiers -, les deux premiers ayant aussi reçu une autorisation pour le recueil d'ovocytes. « Les programmes régionaux de santé (PRS) sont en cours de révision par les ARS, de nouveaux centres pourront voir le jour », assure Marine Jeantet.
D'aucuns souhaiteraient que les centres privés puissent jouer un rôle, en particulier pour l'autoconservation ovocytaire, voire le don. Impossible, à moins d'un changement de loi. « Des résistances ubuesques, déplore Virginie Rio. L'Assurance-maladie rembourse intégralement les tentatives d'autoconservation des ovocytes dans les centres privés à l'étranger, et sous condition, le don de gamètes ou l'AMP intraconjugale. » Alors que l'associative plaide pour une organisation nationale et davantage de centres, « saupoudrer les autorisations n'est pas La solution », estime au contraire la Pr Guillemain. « Il faut donner les moyens aux centres existants et s'assurer que les centres d'AMP utilisateurs fonctionnent comme le centre coordinateur, habilité don, le demande », explique la présidente de la Fédération des Cecos.
L'ABM devrait mettre en place à la rentrée des groupes de travail pour fluidifier les parcours, notamment entre public - incontournable pour le don - et privé pour certains examens et consultations. La mise en place d'un registre national des donneurs, confié à l'ABM, est déjà un pas vers une harmonisation des pratiques.
La Pr Levy se veut optimiste : « les délais devraient se réguler, les nouvelles autorisations accordées par les ARS et la stabilisation des demandes relâcheront sûrement la pression. » Mais elle déplore, comme tous les acteurs de l'AMP, l'oubli dans lequel semble tomber le plan infertilité, après la remise du rapport du Pr Samir Hamamah à Ségur, en février 2022.