LE QUOTIDIEN - Adoptez-vous l’aphorisme« médecin des violences », figurant sur la couverture de votre livre, pour qualifier le métier de légiste qui, traditionnellement, évoque la « médecine de la mort » ?
Dr BERNARD MARC - Tel qu’on voit le médecin légiste, classiquement, faisant face aux violences mortelles, la définition me semble toujours la bonne. Maintenant, dans les neuf dixièmes de son travail, il est confronté, à travers les victimes, aux violences ordinaires de la vie, qu’il s’agisse de sévices conjugaux, sexuels ou sur mineurs, pour citer les plus fréquentes. Dans tous les cas, il lui est renvoyé un reflet de la société avec ses débordements.
Concrètement, en quoi consiste votre activité ?
Prenons la journée d’hier. Elle débute à la gendarmerie de Noyon, par l’examen de 7 personnes en garde à vue impliquées dans un trafic de stupéfiants. Deux heures plus tard, dans les locaux de l’UMJ de Compiègne, je remets à un service de police judiciaire les scellés d’une autopsie, comprenant notamment des fragments de côtes et de muscles pour des examens à la recherche de l’ADN nucléaire. Puis, en une heure et demie, je finalise sur mon ordinateur un rapport destiné à des officiers de police judiciaire (OPJ) consacré à 2 mineurs agressés sexuellement, vus le jour précédent.
La pose déjeuner faite, j’entre pour l’après-midi en consultation de traumatologie. Trois patients qui ont porté plainte pour brutalités - une femme de 24 ans malmenée par son concubin, un adolescent battu devant son collège, une quinquagénaire frappée sur un marché -, encore sous le choc de coups reçus la veille, viennent consulter chacun avec une réquisition judiciaire, ce qui leur assure la gratuité. Constatant que la jeune femme est particulièrement perturbée, je l’adresse aux infirmières psychiatriques pour une orientation et un accompagnement. Ensuite, j’envoie par télécopieur les 3 rapports à chaque OPJ concerné, afin de ne pas retarder l’action en justice.
17 h 30 : sonnerie du portable d’urgence de l’UMJ. Ma tenue « SAMU 60 »sur le dos, je me rends avec un véhicule banalisé de l’hôpital à Estrées-Saint-Denis. 18 h 15 : face à un pendu, d’une cinquantaine d’années, dans une grange, je double les photographies de l’OPJ, comme de coutume en pareilles circonstances. Après la dépendaison par les sapeurs-pompiers, je procède à l’examen médico-légal. De retour à l’UMJ, j’amorce mon compte rendu, avec l’analyse des différents prélèvements effectués, que je bouclerai le lendemain matin. 20 heures : appel du commissariat de Compiègne pour le prolongement de la rétention judiciaire d’un toxicomane de 35 ans. Ensuite, le portable de l’UMJ, ouvert 24 heures sur 24, 365 jours par an, ne vibrera plus**.
De quelle manière accompagnez-vous les avancées de la médecine et de la police scientifique ?
Selon deux axes de progrès, la toxicologie, associée à la biologie et à la génétique, et l’imagerie. Dans un cas, nous collaborons avec des laboratoires de référence et nous utilisons les méthodes de dépistage toxicologique les plus évoluées. En janvier, nous recourrions encore en premier essai à la détection urinaire, aujourd’hui 3 gouttes de sang suffisent, et dans peu de temps nous obtiendrons des résultats par simple tamponnement d’un buvard sur des zones de sudation, telles que le front, les mains et les aisselles. En second lieu, nous disposons d’un scanner multi-barrettes, dernière génération, offrant des images postmortem et une reconstitution en 3 D pour les tués par arme à feu (balistique lésionnelle), la traumatologie routière ou accidentelle et les homicides.
Vous considérez-vous comme un auxiliaire de justice, associé à des demandes judiciaires en termes de science appliquée ?
Oui, au regard du sens donné au mot « expert », celui qui détient des connaissances utiles. Et non, puisqu’au-delà, le légiste a un rôle de relais, d’intermédiaire dans la prise en charge des victimes à tous les niveaux. Il porte aussi une casquette de sentinelle de la santé publique. Qui mieux que lui connaît les problèmes de toxicomanie et leur étendue, les violences à l’école, les suicides ou la maltraitance des personnes âgées ?
Sans légiste« il n’y aurait pas de bonne justice », écrivez-vous. Est-ce à dire que la vérité médicale sortirait des prétoires ?
Bien sûr, nous ne sommes pas infaillibles. Mais, dans le cadre de la justice pénale, qui s’oriente en partie vers des procédures contradictoires, nous avons l’avantage de faire valoir des appuis scientifiques solides empruntant aux évolutions de la médecine, sans cesse actualisées, tant sur le plan toxicologique que de l’imagerie.
Vous arrive-t-il, face à des scènes d’horreur, de libérer des émotions ?
C’est une obligation de ne pas se laisser déborder par ses sentiments, alors que l’empathie se révèle nécessaire lors de contacts avec les victimes. Le contraire serait très nocif pour l’objectivité dont nous sommes tenus de faire preuve.
Parmi les histoires vraies autopsiées par vos soins, en imaginez-vous portées à l’écran, vous qui bénéficiez d’une préface du policier Georges Moréas, devenu romancier et scénariste d’épisodes du « Commissaire Moulin » ?
Le légiste est de plus en plus sollicité comme conseiller technique par des cinéastes. Personnellement, j’ai travaillé pour Régis Wargnier sur« Pars vite et reviens tard »(2006), adapté du roman de Fred Vargas. Actuellement, je suis sur le prochain film de Richard Berry, « l’Immortel », tiré d’un ouvrage de Franz-Olivier Giesbert. De cette façon, mon vécu médical rejoint la fiction.
Pourquoi avoir choisi de devenir « médecin des violences » ?
Au départ, j’étais attiré par la médecine d’urgence. Et, comme interne, j’ai eu la chance de faire partie de l’Hôtel-Dieu de Paris en 1986, au moment de la création des UMJ. Quoi de plus génial pour un jeune que d’entrer dans une nouvelle spécialité ! Et, je ne suis toujours pas déçu.
Êtes-vous célibataire ?
Non, marié et père de famille. Une vie un peu remuante fait des soubresauts, si c’est ce que vous voulez savoir.
* « Profession : médecin légiste », Édit. Demos, collection « Criminologie et Société », 296 p., 19 euros
** 3 légistes assurent un fonctionnement permanent à l’UMJ de Compiègne.
Exergue
SANS LÉGISTE, PAS DE BONNE JUSTICE
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