Thierry Beinstingel : « Retour aux mots sauvages ».
Plusieurs auteurs ont fait de la souffrance au travail, dans un monde en décomposition pour certains, en reconstruction pour d’autres, la toile de fond de leur roman. Thierry Beinstingel – qui, dans la vraie vie, est cadre dans les télécommunications – publie, après « Central », « Composants », « CV roman », son 6e roman sur le sujet. Il approfondit ainsi son sujet récurrent, la représentation du travail en littérature et continue d’interroger la problématique du langage que l’univers économique tente de contrôler.
Son héros est un travailleur qui, à l’automne de sa vie, a été forcé de se reconvertir. L’électricien est devenu téléopérateur, l’homme plutôt taiseux et l’artisan fier du travail de ses mains s’est transformé en une voix sans visage, affublé d’un nom imposé et chargé de vendre des contrats à coups de mots et d’arguments marketing appris par cœur. Jusqu’au jour où, n’en pouvant plus de cette dépersonnalisation et à l’encontre du règlement, il prend l’initiative de rappeler un client en usant de « mots sauvages »... Thierry Beinstingel tient un journal hebdomadaire sur Internet depuis dix ans : www.feuillesderoute.net. (Fayard, 306 p., 19 euros).
Virginie Despentes : « Apocalypse bébé ».
Si elle a choisi son patronyme en référence aux pentes de la Croix-Rousse, à Lyon, où elle a vécu entre sa ville d’origine, Nancy, et Paris, Virginie Despentes titille le sommet des récompenses littéraires. L’ossature de son roman est une vraie intrigue : deux femmes détectives privés, l’une un peu molle et un peu gourde, l’autre militante lesbienne à poigne et grande gueule, se lancent sur la trace d’une adolescente marginale qui s’est envolée, peut-être à la recherche d’une mère qu’elle n’a jamais vue et qui vivrait en Espagne. Nous voilà embarqués dans un road-book qui est l’occasion pour l’auteure de nous faire traverser paysages et milieux sociaux – de la bourgeoisie de Paris où sévit le papa écrivain à la movida sans joie de Barcelone en passant par les banlieues rebelles et à côté de leurs pompes – et de rencontrer un panel de personnages plus ou moins paumés.
La drogue, dure plus que douce, le sexe, hétéro et homo, la violence partout présente, Internet qui décervelle, gens bien-pensants tout aussi dangereux que les mal-pensants, sont au rendez-vous de ce faux polar et vraie satire sociale où l’auteure, fidèle à elle-même depuis son premier roman en 1993, « Baise-moi », utilise des mots, des images et des idées brutaux et décapants comme miroirs de notre société. (Grasset, 352 p., 19 euros).
Mathias Enard : Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants »
Aux grands enfants que nous sommes Mathias enard – qui a reçu le prix Décembre et le prix Inter en 2008 pour « Zone » – raconte une histoire extraordinaire qui nous parle d’un artiste exceptionnel, Michel-Ange, dans un empire Ottoman magnifique et magnifié, alors dominé par le sultan Bajazet. Le peintre n’a que 31 ans, il est déjà célèbre pour sa Pietà et son David, il a quitté Rome et s’est rendu à Constantinople après que le projet de Leonard de Vinci de construire un pont destiné à relier les deux rives du Bosphore a été refusé et que lui-même en a eu assez de n’être pas payé par le pape Jules II. Cette histoire est-elle vraie ? Des extraits de notes de Michel-Ange confirment la réalité de l’aventure. L’imagination de l’auteur a fait le reste, qui, en grattant le vernis de l’artiste, montre un homme tiraillé, tourmenté. À l’image de l’ancienne Byzance, où la culture musulmane s’érige sur les restes de la chrétienté, entre Orient et Occident. (Actes Sud, 154 p., 17 euros).
Chantal Thomas : « le Testament d’Olympe »
Un deuxième roman historique dans la sélection, voilà qui n’est pas banal. Essayiste et historienne, prix Femina en 2002 pour « les Adieux à la Reine », Chantal Thomas nous amène à l’époque du roi Louis XV et déroule la vie de deux sœurs issues d’une bourgeoisie bordelaise désargentée et très pieuse. Deux sœurs, deux destins très différents car chacune va au bout de ses aspirations. La plus jeune, Apolline, croît en la Providence et qu’il suffit de s’abandonner à Dieu. Envoyée en Normandie comme préceptrice après avoir subi la sévérité et la dévotion aveugle des religieuses, elle connaîtra une vie d’austérité et d’inhumanité. Ursule, elle, croit au calcul et à l’ambition et qu’il faut agir pour façonner son avenir. Déterminée à devenir actrice de théâtre et célèbre sous le nom d’Olympe, elle se placera sous la protection du duc de Richelieu, neveu du cardinal et gouverneur d’Aquitaine dépravé, qui la mettra dans le lit du roi.
Entre érudition et fantaisie, le roman est une brillante et triste chevauchée dans une époque où, sur fond de guerre de Sept Ans, les plaisirs les plus raffinés et sordides étaient réservés aux hommes. Une débauche de divertissements qui cachent difficilement la douleur d’être femme et l’impossibilité pour une jeune fille, même très belle, de s’accomplir et d’être libre. (Seuil, 304 p., 18 euros).
Karine Tuil : « Six mois, six jours ».
Encore un roman qui présente, en premier lieu, toutes les apparences du récit authentique, puisque l’affaire a fait la une des journaux il y a deux ans. Une femme mariée et mère de famille discrète, héritière de la première fortune allemande, tombe sous le charme d’un gigolo qui, au bout de quelques mois, menace de révéler à la presse, vidéos à l’appui, leur liaison. Au lieu de succomber au chantage, l’héritière dénonce le maître-chanteur qui se retrouve en prison.
Le roman aurait pu n’être qu’une variation sur la passion et l’attraction érotique, d’une jeune femme riche qui éprouve l’irrésistible besoin d’être aimée pour elle-même. Mais le nœud de l’histoire est ailleurs, car la principale motivation de l’amant est de venger son père mort en camp de concentration par la faute de cette famille d’industriels. Le passé de la dynastie remonte ainsi à la surface avec notamment la figure du grand-père qui fut un nazi notoire, et obligea sa première femme Magda (qui deviendra plus tard Mme Goebbels) à renier son père adoptif, qui était juif.
La subtilité de ce roman est d’être raconté par le majordome évincé de la famille allemande avec un flot d’informations de première main puisqu’émanant de l’intérieur même de la maison, mais très vite on doute de la véracité des faits et de l’objectivité du témoignage ; l’homme d’ailleurs avoue que « les événements se sont passés tels que je les ai interprétés ». Il appartient donc à chacun d’entre nous de s’impliquer pour déterminer les responsabilités. (Grasset, 253 p., 18 euros).
°°° On n’oubliera pas d’ajouter, dans cette liste, les noms et les livres de trois auteurs, déjà présentés dans « le Quotidien » (le 7 septembre pour les deux premiers, le 26 octobre pour le troisième) : Olivier Adam et « le Cœur régulier » (L’Olivier), Michel Houellebecq et « la Carte et le territoire » (Flammarion), Maylis de Kerangal et « Naissance d’un pont » (Verticales).
Les jeux sont faits...
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature