QU’ENSEIGNEZ-VOUS, demande l’étudiante ? Et Bruno Latour un peu taquin, de répondre : « les humanités scientifiques », sûrement pas l’épistémologie, terme qui ferait fuir les étudiants. Une réponse que nous jugerons légèrement complaisante. En fait, les sciences et les techniques, dans leurs relations avec l’histoire, la culture, la politique, exhibent des savoirs souvent présentés comme « autonomes », autrement dit purs, non souillés par ces mêmes histoire et politique.
Malicieux, l’auteur met en place des situations (« vignettes ») à des fins pédagogiques. Dans ses « Vies parallèles », Plutarque évoque le rôle d’Archimède au siège de Syracuse et confronte Hiéron, le roi de cette ville, et le grand savant. Ce dernier vient de découvrir le principe du levier : « Donnez-moi un point fixe et je soulèverai le monde », dit-il, légèrement frimeur.
On voit alors le savant mettre en mouvement des soldats dans un bateau par effet levier. Extraordinaire expérience scientifique publique. Une petite force peut donc mouvoir une grande masse. Et surtout, extraordinaire renversement épistémique : dans la protection de sa ville (assiégée par le Romain Marcellus en 212 avant J. C.), le souverain se voit aidé par quelques théorèmes ! C’est Archimède à lui seul qui défend Syracuse, et en remontre à celui qui ne connaissait que les leviers du pouvoir.
Voici, dit Bruno Latour, Archimède « embarqué », beaux prémices aux savants qui, plus tard, se compromettront plus gravement. Voici Hiéron obligé de faire un pas de côté, un détour. Mais une fois le succès acquis, ne détournera-t-il pas la technique ? Chacun traduit l’autre en le décalant. « Ou bien Hiéron mobilise Archimède pour ses buts à lui, ou bien Archimède parvient à détourner le roi de ses buts au profit des siens. »
Astronomie, astrologie.
De cette difficulté à dégager la technique de ce qui l’environne, du fait qu’elle est forcément compromise, témoigne une deuxième vignette. Dans son journal du 19 janvier 1610, Galilée fait un croquis de ce qu’il pouvait voir de la lune avec la lunette astronomique qu’il a inventée. Mais Bruno Latour note dans la partie inférieure du dessin l’esquisse d’un horoscope que Galilée établit pour son maître et patron Cosimo II de Médicis.
Galilée était-il double ? Il révolutionne l’astronomie en l’instrumentant mais continue d’être prisonnier d’une conception magique. Était-il duplice, souhaitant se faire bien voir de son « sponsor » nourricier ? Et Bruno Latour, l’anti-Claude Bernard, de montrer le caractère trop schématique d’un clivage entre l’attachement au passé et l’élan vers la modernité. Tout savant est forcément « attaché » à une manière de voir, mais « doit lier autrement » les éléments disjoints lorsqu’ils deviennent peu à peu incompatibles entre eux.
De ces 6 lettres si riches en analyses (voir en particulier celle du comportement humain en fonction d’une constellation de signes dans un Um-Welt, retour à Merleau-Ponty) se dégage une volonté de ne plus voir la science comme une folle échappée vers la modernité, chaque découverte dépassant la précédente de façon unilinéaire.
On fait, dit l’auteur, « comme s’il n’y avait jamais eu qu’un seul grand mouvement continu ». Il y a des secousses, des ruptures, des retours en arrière. N’est-ce pas ce que disait il y a plusieurs décennies Gaston Bachelard. Cela s’appelait « la philosophie du non ».
Bruno Latour, « Cogitamus - Six lettres sur les humanités scientifiques », La Découverte, 220 p., 18 euros.
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