Idées / Une vertu en constant discrédit

La fleur discrète de la morale

Publié le 09/11/2010
Article réservé aux abonnés
1289267444200733_IMG_47664_HR.jpg

1289267444200733_IMG_47664_HR.jpg

UN FORT LONG début est consacré à l’élucidation étymologique des mots « gens » et « gentilis » de l’antiquité à la fin de la Renaissance. Forte est l’actuelle propension à croire que l’étude des racines fait parvenir les Indiana Jones de l’esprit à la découverte radieuse du sens.

Hélas, nous montre l’auteur, ces mots sont « rhizomiques » et poussent des petites racines en si grande quantité que « gentil » signifiera chrétien aussi bien que non-chrétien.

La partie la plus intéressante est le retournement sémantique opéré par le mot « gentilhomme ». Le Moyen Âge accouche de l’image un peu gothique du chevalier, guerrier, croisé conquérant, auquel la Renaissance accroche l’idée élitiste d’honneur.

Mais la structuration de l’État autour des villes, l’organisation sociale autour du roi, transforme peu à peu le vaillant chevalier en courtisan.

Évoquant les célèbres analyses à ce sujet de Norbert Elias, Emmanuel Jaffelin écrit, poussant ainsi l’analyse historique : « La curialisation de la noblesse correspond ainsi à sa mise sous tutelle et à la démonétisation du gentilhomme. en se désarmant, en paradant au sein de ce théâtre qu’est la cour renaissante puis versaillaise, le gentilhomme s’avachit et devient l’ombre du gentilis. »

Ce retournement conduit l’auteur vers un autre examen, celui des rapports entre l’élite sociale et l’élite morale. Notre époque se gausse un peu de cette question qui voit le lien entre une élite, avant tout économique, et des mœurs nettement corrompues, mais le livre nous emmène, caracolant dans l’histoire de l’aristocratie. Ce mot ne signifie-t-il pas un gouvernement des « meilleurs » ? La fine pointe régnante ne pourrait-elle pas être aussi fine fleur de la moralité ?

C’est dans l’histoire de la philosophie elle-même que va alors se promener E. Jaffelin. Il établit que la gentillesse n’a rien à voir avec l’impérieuse injonction kantienne qui veut qu’on obéisse à une loi universelle. La gentillesse est mouvement vers autrui, qu’on se le dise ! Qu’est-ce que le vieux Chinois de Kœnigsberg pouvait comprendre à cela ! Il constate par ailleurs que Nietzsche a scellé le divorce entre l’aristocratie du pouvoir et celle de la moralité. Oubliant qu’être aristocrate, c’est pour ce dernier un type d’évaluation.

Une morale par petits bouts.

Tardivement, certes, posons la question : « Qu’est-ce qui se passe vraiment quand on est gentil ? »

Céder le passage sur la route ou son tour dans une file d’attente peut consister à s’abaisser volontairement. L’auteur parle même ici d’humiliation, ce qui nous semble aller trop loin. Un second état se présente alors qui est le plaisir d’avoir restreint son moi. « La gentillesse est cet acte par lequel le moi parvient à siphonner ce trop plein de soi souvent imbuvable. »

C’est peu et c’est beaucoup. Pendant trois secondes je me suis totalement mis au service d’autrui. C’est, dit malicieusement l’auteur, « une morale par petits bouts ».

On doit reprocher à ce livre des flots d’analyses qui nous submergent parfois, en particulier à propos de Kant, ainsi qu’un appel au Tao devenu trop « figure imposée ». Mais c’est tellement utile d’avoir éclairé cette douce et discrète pâquerette morale, si intelligemment. Gentiment.

Emmanuel Jaffelin, « Éloge de la gentillesse », François Bourin Éditeur, « Philosophie », 220 p., 22 euros.

ANDRÉ MASSE-STAMBERGER

Source : Le Quotidien du Médecin: 8853