UNE CONSOMMATION modérée d'alcool, qu'est-ce que cela veut dire ? A la question du « Quotidien », la réponse du Dr Philippe Batel est sans nuances : « C'est une supercherie. »
La notion de modération a été introduite dans les années 1990 au moment des discutions parlementaires sur la loi Evin, qui régit la communication sur les boissons alcoolisées et le tabac. « La puissance des lobbies alcooliers était telle que la majorité des représentants siégeant au Sénat et à l'Assemblée nationale ont accepté que le message sanitaire accompagnant les publicités pour l'alcool fasse référence à la subjectivité : "L'abus d'alcool est dangereux pour la santé. Consommez avec modération. " L'avertissement, qui, initialement, devait donner un niveau de non-excès aux consommateurs, a été détourné de son rôle par l'introduction d'une notion subjective : la modération », explique le Dr Batel. Or le projet de loi initial prévoyait la nécessité de donner une définition précise du niveau de non-excès.
Le critère de modération ne pose pas de problème aux 25 % de personnes qui sont totalement abstinentes. C'est pour toutes les autres qu'il aurait été nécessaire de définir avec plus de précision la consommation à moindre risque ; et les recommandations de l'OMS (voir encadré) auraient pu être utilisées.
Le Comité français d'éducation pour la santé (devenu Inpes, Institut national pour la prévention et l'éducation en santé) avait cherché à savoir par un sondage auprès de cent personnes si la notion de modération reposait sur des fondements que l'individu peut reconnaître. Les personnes interrogées ont estimé à une forte majorité que leur consommation pouvait être qualifiée de modérée et ont tous signalé connaître des alcooliques de référence qui consommaient une quantité plus importante qu'eux de boissons alcoolisées. Pour le Dr Batel, « les personnes en difficulté avec l'alcool qui le tolèrent encore bien et ne souffrent pas de dépendance physique estiment majoritairement que leur consommation est modérée. Pourtant, en moins de cinq ans, leur risque de maladie alcoolique du foie, de polynévrite ou de cancers est multiplié par un facteur 10. Ce sont des personnes qui devraient être aidées et non confortées dans l'idée qu'elles restent des usagers raisonnables ».
La pression des producteurs.
En 2004, la pression des producteurs de vin sur les parlementaires a conduit des députés des deux bords à proposer de distinguer le vin des autres alcools en levant les restrictions en matière de publicité. C'est dans ce contexte qu'une mission a été mise en place au sein de l'UMP afin d'établir un livre blanc « Vin et santé », à partir des preuves scientifiques de l'effet bénéfique du vin. « A la tête de cette mission, on a placé le Pr Paul-Henri Cugnenc, député de l'Hérault - département viticole par essence -, vice-doyen de la faculté de médecine Necker - Enfants-Malades et viticulteur à ses heures perdues », continue le Dr Batel. L'une des propositions de ce livre blanc était la création d'un conseil de modération sur le vin qui devait servir de lieu de concertation en matière de communication viticole. Si Jean-Marie Poirier, maire UMP de Sucy-en-Brie, a été nommé à la tête de ce futur conseil le 26 janvier, on avoue, au ministère de l'Agriculture, que le conseil n'a pas encore commencé ses activités.
Le 13 octobre 2004, par 112 voix contre 12, l'amendement 69 au projet de loi sur le développement des territoires ruraux est adopté et il autorise la publicité à faire référence aux « caractéristiques qualitatives » d'un « produit ». Le 17 octobre, le ministre de la Santé, Philippe Douste-Blazy, s'engage personnellement à « tout faire pour bloquer l'amendement en deuxième lecture au Sénat ». Mais, lors de la séance du 19 janvier 2005, les sénateurs ont voté à une quasi-unanimité l'amendement 408 modifiant le deuxième alinéa de l'article L. 3323-4 du code de la santé publique, qui précise les limites de la publicité autorisée pour les boissons alcooliques* : « Cette publicité peut comporter des références relatives aux terroirs de productions, aux distinctions obtenues, aux appellations d'origine (...) ou aux indications géographiques (...) Cette publicité (...) doit être assortie d'un message de caractère sanitaire précisant que l'abus d'alcool est dangereux pour la santé. » Les publicités pour la consommation de vins de terroirs se multiplient depuis et elles comportent toutes la mention « Consommez avec modération ».
« Toutes ces discussions ont eu lieu en l'absence de représentants des malades ou de leur famille, car l'alcoolisme, en particulier celui lié au vin, reste en France un tabou, conclut le Dr Batel. La mise en avant des bénéfices du vin - qui n'ont toutefois été prouvés que chez les hommes âgés de 35 à 45 ans - tient de la manipulation et ne permet pas aux consommateurs de bénéficier de repères clairs sur la balance bénéfice/risque de la consommation de vin. »
* Loi n° 2005-157 du 23 février 2005, « Journal officiel » du 24.
Les recommandations de l'OMS
L'Organisation mondiale de la santé a défini des critères de consommation à moindre risque :
- consommation régulière : pour les femmes, pas plus de 2 verres par jour (soit 14 par semaine) ; pour les hommes pas plus de 3 verres par jour (soit 21 verres) ;
- consommation occasionnelle : pas plus de 4 verres ;
- au moins un jour par semaine sans consommation d'alcool ;
- pas d'alcool au cours de la grossesse, dans l'enfance, quand on conduit, en présence de certaines pathologies chroniques ou lors de la prise de médicaments.
Le vin et l'alcool en chiffres
Le vin, quelles que soient son appellation et sa qualité, contient 12 % d'alcool.L'excès d'alcool induit chaque année en France 45 000 décès prématurés par cancers (30 %), maladies digestives (cirrhose, pancréatites) et démences alcooliques, au moins 2 700 décès par accident de la route et un coût social de 17,6 milliards d'euros, soit 1,42 % du PIB ou 299,76 euros par an et par habitant. Vingt pour cent des accidents du travail seraient aussi en rapport avec l'alcool.
Les deux tiers des patients soignés en France pour des problèmes d'alcool sont dépendants au vin (60 % de leur consommation quotidienne au moins est faite sous forme de vin).
L'excès d'alcool constitue, en outre, le premier facteur criminogène (50 % des rixes, 60 % des actes de criminalité, 20 % des délits).
Environ 2 000 enfants, sur les 750 000 naissances annuelles sont touchés par une forme sévère du syndrome d'alcoolisation fœtale. L'alcoolisation est la première cause non génétique de handicap mental chez l'enfant.
Sources : Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (Anpaa) ;
discours de Philippe Douste-Blazy le 4 novembre 2003 à l'occasion du lancement de la campagne « Alcool : votre corps se souvient de tout ».
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