Décision Santé. Pourquoi consacrer un long travail à la grippe, une maladie a priori bénigne à la différence de l’infection à VIH ?
Frédéric Keck. Entre 1997 et 2009, on prévoyait que le virus H5N1 tue entre 60 à 100 millions de personnes, alors que l’OMS a recensé 300 morts dans le monde, et on a abattu des centaines de millions de volailles, pour éviter la transmission du virus des oiseaux aux humains. Je me suis interrogé sur les différences entre santé animale et santé publique ? Qu’est-ce que cela change de percevoir les animaux comme des réservoirs pour les mutations des virus qui vont affecter les humains ?
D. S. La question de biosécurité traverse également le livre. Reprenez-vous ici les analyses de Michel Foucault ?
F. K. Ce concept, s’il évoque celui de biopouvoir forgé par Michel Foucault, est utilisé au quotidien par les autorités sanitaires pour désigner des mesures appliquées dans des élevages, des marchés, des laboratoires ou aux frontières. Il permet de relier les préoccupations autour des maladies émergentes et la lutte contre le terrorisme. Cette rencontre est contingente. Elle s’est manifestée après les attentats de septembre 2001, et a pris son essor avec la pandémie de H5N1, perçu comme un 11-Septembre chinois. À cet égard, on est ici loin des analyses de Michel Foucault. Le biopouvoir peut être résumé comme le passage du sacrifice des corps à la surveillance des populations. Au lieu de faire mourir et laisser vivre, on fait vivre et on laisse mourir. En résumant sommairement, les sociétés libérales allaient mettre fin au pouvoir autoritaire. Ce que Foucault n’a pas vu en 1976 au moment où il lance le concept de biopouvoir, c’est l’émergence de nouvelles maladies infectieuses. Ce qui aura notamment pour conséquence de faire mourir les animaux afin de protéger les hommes.
D. S. Pour autant, les abattages systématiques n’auraient pas d’intérêt et sont avant tout des mesures politiques pour rassurer les populations.
F. K. Les experts le disent : lorsque Hong Kong décide en 1997 l’abattage de 1,5 million de poulets, il y avait certes un argument de santé publique, mais c’est avant tout pour rassurer les populations. C’est l’une des premières décisions du nouveau pouvoir, alors que le territoire venait d’être rétrocédé à la Chine continentale.
D. S. Pourquoi toutefois partir à Hong Kong pour étudier la grippe ?
F. K. Parce que c’est le lieu où a émergé le virus H5N1 en 1997, qui s’est ensuite propagé dans le reste de l’Asie avant de toucher le reste du monde. C’était le candidat idéal pour une nouvelle pandémie mondiale. Or, plutôt qu’un virus d’origine aviaire sévère, le monde a été confronté en 2009 à un virus d’origine porcine contagieuse mais peu sévère, qui a provoqué moins de décès en 2009 que la grippe saisonnière.
D. S. Grâce à votre voyage, le lecteur pénètre dans les laboratoires de Hong Kong qui ont acquis un haut niveau scientifique.
F. K. Sur cette question, les scientifiques hongkongais ont développé des compétences au moins égales à celles des meilleures équipes occidentales. Je me suis intéressé à ces laboratoires à la suite de la lecture du rapport parlementaire rédigé en 2006, qui pointait alors le risque sanitaire majeur d’une pandémie, tout en soulignant l’excellent niveau des scientifiques locaux. Le découvreur du Sras est un scientifique d’origine skri-lankaise, Malik Peiris. Après avoir été créé par des Australiens, ce laboratoire à Hong Kong réunit les meilleures compétences de l’Asie. Pourquoi cette concentration de talents ? Tout simplement parce que la grippe est un phénomène international, et Hong Kong est la sentinelle pour des maux qui devraient affecter l’ensemble du globe. Ils ne sont peut-être pas dotés des équipements les plus performants. Mais ils sont postés à l’endroit où ils peuvent dépister le virus en train de muter. Outre l’excitation scientifique, cela leur procure une responsabilité politique, et leur permet de bénéficier de moyens importants. En outre, ces scientifiques ont développé d’autres compétences que le séquençage du virus, par exemple le prélèvement d’échantillons sur les marchés ou la communication auprès de publics différents.
D. S. Vous entreprenez ensuite un voyage au Japon et au Cambodge. Quels enseignements en tirez-vous ?
F. K. Ce livre est un récit de voyage à la manière du XIXe siècle : on voyage depuis Hong Kong dans tout le continent asiatique, afin de suivre le virus géographiquement, mais aussi dans différents milieux sociaux. Le livre est organisé autour de deux axes, un axe horizontal où l’on rencontre tous les acteurs locaux engagés dans les recherches sur les virus de la grippe et un axe vertical qui étudie les relations entre les mutations biologiques d’un virus et les implications politiques, catastrophiques. La catastrophe politique en elle-même n’a aucun sens ; mais elle en produit parce qu’elle bouleverse les relations sociales existantes.
Cet ouvrage teste l’hypothèse de Claude Lévi-Strauss, selon laquelle le bouddhisme permet de mieux penser les catastrophes. Le bouddhisme tolère le non-sens comme constitutif de notre existence ; il ne fait pas de séparation entre l’homme et les animaux, et ne peut donc accepter l’abattage massif comme résolution d’une crise sanitaire. D’où l’idée d’aller étudier comment trois pays bouddhiques, Hong-Kong, le Cambodge et le Japon ont géré la pandémie. Les réponses ont été différentes. Le Cambodge a été gouverné par des souverains inspirés par le bouddhisme qui prétendaient purifier le corps de la nation…
D. S. Selon le principe que le mot gouverner est le même en khmer que manger.
F. K. Selon le grand anthropologue David Chandler, qui a assisté au génocide et s’est interrogé sur les racines culturelles, politiques d’un tel événement, manger et gouverner sont comparables. Les rapports des Cambodgiens avec la nourriture sont de même nature que celui des souverains avec leur sujet. À cet égard, on peut rappeler que le premier geste de la guerre civile fut la purification des marchés, qui peut être interprétée comme l’élimination de toute nourriture étrangère. Le projet visé était d’alimenter la population en autarcie avec le retour forcé des populations à la campagne. Le génocide ne relève donc pas d’un plan programmé, mais serait la conséquence de cette thèse inspirée de principes bouddhistes autour d’une alimentation autarcique.
Au Japon, je m’inspire des travaux de William Lafleur qui a travaillé sur l’avortement. On y érige des statues pour les enfants avortés, mais aussi pour les animaux lorsqu’ils sont consommés pour leur demander pardon. Loin de la culture judéo-chrétienne, cela ne traduit pas une culpabilité. L’échange permanent d’excuses vise à éviter la honte et la culpabilité, en restant à la surface des signes. S’il n’y a rien derrière le monde, il faut assurer sa permanence par des gestes rituels. À cela s’ajoute le fait que le Japon a été le premier pays à équiper les aéroports d’écrans de températures, à procéder à des cérémonies pour demander pardon avant l’abattage d’animaux.
D. S. Vous distinguez également des différences entre les trois religions asiatiques, le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme.
F. K. Elles sont mélangées dans les pratiques. Mais comment réagissent-elles face à la grippe aviaire ? L’abattage de millions de volailles relève-t-il du sacrifice ? Dans la pensée confucéenne, l’empereur assisté de ses lettrés, lors d’un changement de mandat (c’est le mot choisi pour traduire la révolution) accomplit un sacrifice sur la place publique pour restaurer l’ordre. Ce n’est pas une confrontation entre l’homme et l’animal, mais le souverain qui porte en lui-même toutes les tensions du monde. Pour le taoïsme, pour dire vite, on peut parler de retour à la nature qui ne suppose pas un ordre du monde, mais une prolifération. La survenue de la grippe aviaire illustre ici les désordres produits par l’élevage industriel. Il s’agit de revenir à une alimentation saine, ascétique, ce qu’on appelle la « cultivation de soi ».
En ce qui concerne le bouddhisme, le meurtre d’animaux pour nourrir les humains relève du mauvais karma. Les bouddhistes officiels procèdent à des purifications du territoire, au moyen de prière intérieure. Les bouddhistes ordinaires achètent des animaux sur les marchés pour les libérer. Mais bien sûr, cela pose d’autres problèmes, en termes de sécurité sanitaire ou écologique.
D. S. Autour de la grippe aviaire se joue aussi un autre conflit, celui entre les vétérinaires et les médecins.
F. K. La création de l’Afssa (NDLR : Agence française de sécurité sanitaire des aliments) – sous la présidence de Jacques Chirac et alors que Lionel Jospin était Premier ministre – était motivée par l’idée de déplacer l’évaluation des risques alimentaires du ministère de l’Agriculture liée aux éleveurs vers le ministère de la Santé qui défendait les consommateurs. Cette tension entre vétérinaires et médecins est observée partout dans le monde à l’occasion des maladies humaines d’origine animale. Elle a pu aussi donner lieu à des collaborations, comme dans le cas de la grippe aviaire, où ce sont les éleveurs qui étaient le plus à risque.
D. S. Ces pandémies à répétition soulèvent la délicate question entre l’homme et l’animal.
F. K. Plutôt qu’évoquer les droits de l’animal, parlons plutôt des relations entre l’homme et les animaux. La problématique des droits renvoie à la sphère libérale anglo-saxonne, où pour limiter la souffrance des animaux, on leur donne des droits. Si on étudie les relations, on observe un accroissement de la densité des animaux à la surface du globe, avec une augmentation des maladies. Quel est alors le bon nombre d’animaux pour vivre ensemble ? Quelle est la bonne distance entre l’homme et l’animal ? Selon les microbiologistes, une des raisons de la létalité exceptionnelle du H5N1 tient à ce que les frontières entre les espèces ont été franchies très rapidement : entre l’oiseau et l’homme, il n’y a pas eu d’espèce intermédiaire. On peut alors faire l’hypothèse anthropologique suivante : les virus révèlent les relations entre les hommes et les animaux, ce sont des instruments de mesure de l’accélération du monde.
D. S. S’engage une course contre la montre pour enregistrer ces migrations. Les microbiologistes ne travaillent plus seulement avec un microscope et des éprouvettes.
F. K. Le métier de microbiologiste s’est scindé en deux. Les premiers travaillent toujours au séquençage du virus prélevé sur un marché. Les seconds suivent l’évolution du virus sur des cellules de singe. Ce n’est pas le même travail, même s’il est complémentaire. Ceux qui suivent les mutations du virus sont comme des traders à la recherche de données qui correspondent à des vérités biologiques, et ils tendent à évacuer le vivant. C’est pourquoi je fais plutôt l’éloge de ceux qui continuent à travailler à la paillasse : ils apparaissent comme les maîtres de l’invisible.
D. S. L’épidémie de grippe en 2009 relève-t-elle du mythe ?
F. K. En premier lieu, en ce qui concerne la grippe, il s’agit de réfuter l’idée du complot ourdi par les laboratoires pharmaceutiques. La peur de la grippe peut être comparée à celle de la grève générale. Ce sont deux mythes qui se transforment mutuellement, c’est-à-dire qu’ils combinent les mêmes oppositions logiques. Il s’agit là d’un mythe selon le sens donné par Claude Lévi-Strauss, à savoir un récit qui nous parle de nos relations avec la nature. J’utilise la méthode des transformations élaborées par l’auteur des Mythologiques. Un mythe n’est jamais total. Il est toujours en rapport avec d’autres mythes qui parlent de cette catastrophe possible de la fin de l’humanité ou de la catastrophe originelle de la séparation de l’homme avec la nature. Dans ce cas, il y a deux mythes concurrents, celui de la grippe ou celui de la grève : la généralisation de grèves locales va vers une catastrophe qui serait l’arrêt de l’activité, comme la pandémie de grippe bloquerait les échanges internationaux. Si la pandémie est l’un de nos mythes modernes, cela pose autrement le problème de la vaccination. Depuis Pasteur, la vaccination est l’un des rites du citoyen moderne. Or si les autorités de santé publique nous transmettent les mythes, ils ne parviennent plus à activer les rites, parce que la machine pharmaceutique est devenue incontrôlable. 7 % des Français se sont fait vacciner en 2009, alors que l’État français a acheté deux doses de vaccins par personne. Comment transformer les mythes, pour que les rites répondent aux attentes du public ? C’est là une question majeure pour les pouvoirs publics.
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