« Si l’on me laisse seulement cinq ou six cents ans sans mourir, je finirai bien par être aussi savant que l’éternel ! Et si c’est là de l’outrecuidance, en tout cas, je jure bien, quelque temps que je vive, ne jamais m’ennuyer. Comment peut-on s’ennuyer ? Il arrive tant de choses qu’on ne pouvait pas prévoir, pleines de bien et de mal. Et le mal et le bien, tout a les mêmes charmes. Que c’est varié de vivre ! Que c’est intéressant ! Et même à cette heure, j’ai presque idée que je sais ce que c’est que la mort. Cette semaine, on m’a chloroformé.
Il paraît qu’il me fallait subir ce qu’on appelle “une petite opération”. Avez-vous remarqué que les opérations, pour le patient, j’allais dire la victime, sont toujours de petites opérations ? D’ailleurs, la mienne était réellement “petite” : ne vous inquiétez pas pour moi, s’il vous plaît. Le chirurgien me dit pourtant d’un air détaché : “ Il vaut quand même mieux vous endormir. Alors, on peut travailler comme sur une planche. Il était bien gentil. J’acceptais de faire la planche. Il est permis d’observer, à ce sujet, que si je ne l’avais pas accepté, rien ne prouve qu’il ne m’aurait pas endormi tout de même. Il faut toujours se méfier avec ces gens-là. Et puis on venait de chloroformer Waldeck-Rousseau : je fus intérieurement flatté de pouvoir imiter cet homme d’État dans la mesure de mes moyens. Enfin, comment ne pas désirer ce qu’on ne connaît pas ? Avez-vous été enfant ? Vous êtes bien capable de ne pas avoir été enfant ? Quand on a eu cette gloire et cette joie, on se souvient de “celui qui s’est cassé un bras ». Ou même “celui qui a été chez le dentiste”. Au fond, on reste ainsi tant qu’on a le souffle. Et c’est tant mieux.
Le chirurgien voulut bien m’expliquer que “comme ce n’était pas grave, on pourrait me faire ça chez moi”. Il me donna même une liste “de ce qu’il fallait que je prenne chez le pharmacien ”. Il y avait là-dedans “du catgut”. Il écrivait naturellement comme trois douzaines de chats et je téléphonais à l’adresse qu’il m’avait indiquée pour demander du “calfat”. Il me paraissait tout simple qu’il fallût du calfat dans une opération, pour boucher les trous, alors que du catgut, selon moi, cela n’avait pas de sens. Fort heureusement, le pharmacien comprit ce que je voulais dire. C’était un homme qui avait l’habitude.
Il paraît qu’il fallait aussi une table d’opération : que d’affaires ! – mais qu’une table de cuisine est ce qu’il y a de mieux pour la remplacer. C’est encore une chose très naturelle, quand on y pense, de se faire découper sur une table de cuisine, et j’allai regarder celle de mon cordon-bleu en m’amusant d’avance de l’emploi que j’allais lui donner. Impossible de la mouvoir ! C’est un vieux bloc de hêtre, long de deux mètres et plus épais que la main. Il vient de famille ! Mais une association d‘idées dont je m’applaudis, me fit découvrir qu’une table à manger avait les mêmes droits et les mêmes devoirs à me rendre les mêmes services. J’allai la chercher, la fis placer dans ma chambre et contribuai à lui poser une rallonge.
Je vous dis toutes ces choses sans mentir et sans exagérer en rien, ayant admiré vraiment comment ces occupations matérielles absorbent l’âme et l’empêchent d’éprouver la moindre appréhension. Je sentais seulement, avec une espèce d’âcreté, le bonheur des minutes présentes. Vous allez rire : mais il me semble que les femmes, au moment d’enfanter, et qu’elles préparent les choses, doivent éprouver cette sorte d’ivresse vaillante… à neuf heures du matin, le chirurgien arriva. Je n’aurais jamais cru qu’il était tant : ce n’était pas un seul, c’était un, deux, trois chirurgiens, plus mon vieil ami D…, bras ballants et l’air de ne pas avoir l’air. Comme si je ne savais pas qu’ils avaient laissé leurs petits couteaux dans l’antichambre ! Je saluai “les complices” avec un sourire entendu. Je fus très fier, sur le moment, d’avoir trouvé le mot complices. Aujourd’hui, je me rends compte qu’il n’était pas de la force de quarante chevaux.
Tout à coup, ces quatre personnages m’apparurent, s’étant démenés je ne sais comment, en bras de chemise, manchettes retroussées et tablier sur le ventre. Je compris qu’il en fallait découdre et, aussi gaillardement que je pus, allai me coucher sur la table, ma table. Le Dt Faure, s’approchant, vint mettre son oreille sur ma poitrine, côté du cœur, il n’avait pas un battement de plus qu’à l’ordinaire ce cœur, je le savais bien ; je vis que le Dr Faure le reconnaissait et j’eus un petit plaisir de vanité. Un des complices avait passé derrière moi avec le masque au chloroforme. Il l’avait caché dans ses poches ou dissimulé dans un coin, et je n’ai pas vu comment il était fait, ce masque. Je crois que c’est une chose en taffetas clair, qui a la forme d’un gros nez. Mais je ne suis pas sûr. Et ça commença.
Presque tout de suite j’eus “la tête qui tourne”. C’est une sensation que tout le monde connaît. Ensuite, il me sembla voir l’intérieur d’un grand cône, tout rempli de petits carrés alternativement noirs et blancs, qui brillaient d’une façon délicieuse. Qu’ils étaient jolis, ces petits carrés ! Mon altruisme me porta à faire part de cette agréable vision à mon ami D… dont j’apercevais la tête penchée au-dessus de la mienne. Une bonne grosse tête au cheveu ras ; un cheveu blanc, un cheveu noir, presque comme les petits carrés. Je lui dis en conséquence : “Je vois un cône”.
Et je faisais de grands efforts pour parler nettement, sentant que ma parole s’embarrassait et que je prononçais : “Je ouas un gône”. J’entendis que les quatre complices répétaient ma phrase en éclatant de rire et j’en fus humilié. Je l’efforçais de trouver quelque majesté pour leur dire : “Vous êtes stupides !…” L’un des aides, qui m’avait pincé, répliqua seulement : “ça y est”.
Ça y était bien, en effet. Il y a dans mon existence un trou de trois quarts d’heure, un trou d’ombre, de nuit, de mort… peut-être, au début, la vague sensation d’être dans un bateau qui tangue, et le souvenir, à jamais imprécis, d’une conversation languissante et tendre avec quelqu’un d’inconnu.
Mais après, rien, absolument rien. Où a été mon âme, si j’en ai une, pendant ce temps ? Le souci de cette absence, de ce hors de moi, me hante encore ridiculement à l’heure où j’écris et je ne puis le chasser. Est-ce que c’est ça la mort ? Un si sombre et si plat néant ?
Quand je revins à moi, j’étais couché dans mon lit, ne sentant qu’une petite poinçure douloureuse à la jambe opérée et pénétré de cette conviction qu’ont, paraît-il, tous les chloroformés : “Ils ont commencé et ils ne s’aperçoivent pas que je suis réveillé. Quelles brutes ! ” Autour de moi, on disait : “C’est fini”, on souriait gentiment, mais je me défiais d’autant plus. Je pensais : “Quel tour vont-ils me jouer maintenant ? Si ce chirurgien me fait mal, je lui flanque un coup de pied dans la figure, sous prétexte que je suis inconscient et irresponsable de mes actes ! ”.
Mais ma mère entra dans la pièce et je vis qu’elle n’avait pas l’air triste. Alors, je crus ce qu’on me disait.
Je voulus parler et j’eus très mal au cœur. C’est ce que cette drogue a de déplorable : on a mal au cœur un jour et une nuit, après le chloroforme. N’était cela, je recommencerais. »
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature