Entretien avec Didier Fassin et Boris Hauray*

L’autre paradoxe français

Publié le 20/12/2010
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Alors que la France est souvent citée comme le mauvais élève européen en matière de santé publique, un ouvrage qui vient de paraître1 dresse un état des lieux inquiétant : les inégalités sociales de santé tendent à se creuser en dépit d’un système de soins performant. Explications.
Décision Santé. Les inégalités en matière de santé sont cœur de l’ouvrage que vous avez codirigé. Pourtant, elles ne seraient pas, écrivez-vous, un objectif prioritaire en France. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Didier Fassin. Les inégalités sociales devant la mort sont connues depuis le début du XIXe siècle. Au cours des cinquante dernières années, malgré les progrès de la médecine et l’allongement de l’espérance de vie moyenne, ces inégalités ne se sont pas réduites et ont même augmenté, notamment entre catégories socioprofessionnelles extrêmes. Or, jamais les gouvernements n’ont pris la mesure de cette réalité. Il y a deux types de raisons à cela. D’une part, on a longtemps pensé que les inégalités de santé étaient des inégalités devant les soins et la médecine et qu’il suffisait donc d’améliorer la protection sociale en matière de risque maladie pour résoudre les problèmes – ce qui n’est pas suffisant, loin de là. D’autre part, on accorde peu d’importance aux questions de justice sociale. Les inégalités de santé, qui y sont liées, ne sont pas un enjeu qui intéresse les pouvoirs publics – il suffit de voir les réticences à engager une réforme fiscale pour plus d’équité ou l’absence de prise en compte des écarts d’espérance de vie entre les catégories professionnelles dans la récente réforme des retraites.

D. S. Outre les inégalités sociales, on cite les inégalités géographiques et entre les sexes, spécifiques de la situation française. Quels sont les moyens d’y remédier ?

D. F. Les inégalités géographiques, il faut bien le comprendre, sont en fait des inégalités sociales. Si l’on a une espérance de vie plus faible dans le Nord que dans le Sud de la France, ce n’est pas que le climat y est moins bon ou l’alimentation moins saine, c’est tout simplement que la répartition des classes sociales y est différente et qu’on a plus d’ouvriers dans le Nord et plus de professions libérales dans le Sud. Or, l’espérance de vie à trente-cinq ans est de neuf ans plus faible pour les premiers, si l’on considère les ouvriers non qualifiés, que pour les seconds, par exemple médecins ou avocats. Quant aux inégalités entre les sexes, parmi les plus importantes du monde, elles tiennent aussi en partie à l’importance des disparités sociales de santé entre les hommes, bien plus forte qu’entre les femmes, ce qui donc tire les hommes vers le bas et creuse les écarts avec les femmes. On pourrait donc dire que lutter contre les inégalités entre les régions et entre les sexes, c’est d’abord (même s’il y a d’autres éléments aussi), lutter contre les inégalités socio-économiques.

D. S. Comment expliquer que les catégories les plus modestes sont les plus touchées par mortalité cardio-vasculaire ?

D. F. C’est en effet une réalité assez méconnue, car on tend à penser que les cadres et les patrons, surmenés et sous tension, font plus d’infarctus que les ouvriers. Or, c’est le contraire qui se passe. Comment le comprendre ? On s’est longtemps concentré sur ce qu’on peut appeler des variables intermédiaires qui sont comportementales : les ouvriers fument plus, boivent plus, mangent moins sain, font moins de sport que les cadres. Ce qui a conduit logiquement à des programmes d’éducation pour la santé, où l’on disait les dangers du tabac et de l’alcool, les bienfaits des fruits et de l’activité physique. Ces programmes n’ont cependant pas eu l’effet escompté. Certes, il y a eu un recul des comportements néfastes à la santé en moyenne, mais ce sont surtout les catégories supérieures qui ont bénéficié de ces évolutions favorables et par conséquent les disparités se sont accentuées. Il importe donc de passer de ces variables intermédiaires comportementales aux variables primaires sociales, à savoir la classe sociale ou, par approximation, la catégorie professionnelle. Les conditions de vie et les modes de vie sont liés. La socialisation familiale, scolaire, dans le quartier et au travail joue un rôle important dans les apprentissages des conduites. Mais il ne faut pas sous-estimer non plus les questions du sous-emploi, de la précarité et de l’environnement de travail qui sont générateurs de stress et d’absence de contrôle sur son existence et son activité, dont il est établi qu’ils jouent un rôle important dans la survenue des maladies cardio-vasculaires.

D. S. L’ouvrage repère une autre tendance lourde, avec une montée en puissance des pathologies chroniques ? Quelles en sont les conséquences sur l’organisation des soins ?

Boris Hauray. La place croissante des pathologies chroniques, une évolution épidémiologique qui s’articule dans nos pays européens avec le vieillissement de la population, met en cause un système de soins surtout construit autour des maladies aiguës. Elle pose bien sûr un défi économique, avec un recours prolongé à des thérapies parfois onéreuses, défi qui encourage une évaluation croissante du rapport coût/bénéfice des différentes stratégies thérapeutiques et l’encadrement des pratiques de soins. Mais elle met également en évidence le manque de suivi et de coordination dans la prise en charge des patients. Elle oblige donc à repenser la coordination entre professions (professions médicales et paramédicales, mais aussi métiers de l’action sociale), la division du travail entre elles, et donc les modalités de leur rémunération. Autant d’éléments qui heurtent les hiérarchies et les identités professionnelles. Les pathologies chroniques sont en outre le support d’une redéfinition du rôle du patient. Enfin, puisqu’elles nécessitent des soins répétés, ces pathologies exacerbent les questions relatives à l’accès aux soins et donc à la répartition de l’offre de soins.

D. S. Comment doit-on qualifier la loi HPST dans le domaine de la santé publique ? Assiste-t-on à un transfert des compétences à l’échelon régional ou au contraire à un processus de reconcentration des pouvoirs au niveau central ?

B. H. La loi HPST intervient sur de multiples aspects des politiques de santé publique en France - de la gouvernance des hôpitaux à l’organisation et la répartition de l’offre de soins, des politiques de prévention au rôle du médecin généraliste - et il est encore difficile d’en évaluer les effets. En ce qui concerne la création des agences régionales de santé, qui est un des éléments phares de cette loi, elle vise à renforcer le pilotage régional des politiques de santé, avec un objectif de rationalisation, mais aussi d’adaptation des politiques à l’état sanitaire régional. En même temps, s’il y a des représentants des collectivités locales dans le conseil de surveillance des agences et si la loi instaure des « conférences régionales de la santé et de l'autonomie » pour débattre notamment de la politique régionale de santé, la loi HPST ne correspond pas à un transfert de compétences de l’État. Elle regroupe des services régionaux de l’État et de l'Assurance maladie dans un organisme unique, un établissement public à caractère administratif, dont le directeur est nommé en conseil des ministres et dont le conseil de surveillance est présidé par le préfet de région. Le degré réel d’autonomie des agences régionales reste donc sujet à débat.

D. S. L’Europe est-elle appelée à renforcer son rôle dans le champ de la santé publique ? Sur quelles thématiques ?

B. H. La reconnaissance du rôle de l’Europe dans le champ de la santé publique est assez récente. Il faut en effet attendre le milieu des années 1980 pour que des politiques européennes étiquetées « santé publique » soient adoptées (sur le cancer, puis le sida et la toxicomanie) et le traité de Maastricht en 1992 pour que de premières compétences en matière de santé soient données à l’Union européenne (UE). Depuis le début des années 2000, l’UE a renforcé et diversifié son action, grâce notamment au travail de la DG SANCO. Mais de fait, c’est à travers la construction et la régulation du marché unique que l’UE a pu intervenir le plus fortement dans la santé publique : l’UE a pris une place centrale dans les politiques sanitaires concernant les médicaments, les produits alimentaires et les OGM, ou le tabac. Les nouveaux domaines privilégiés d’intervention de l’UE sont notamment la santé environnementale, avec la mise en œuvre du règlement REACH sur les produits chimiques, la surveillance des maladies ou la lutte contre l’obésité. Enfin, l’UE porte aujourd’hui un intérêt croissant aux questions d’inégalités de santé. En octobre 2009, la Commission a publié une communication censée fournir un cadre à une intervention accrue dans ce domaine. Mais l’action de l’UE reste encore contrainte par l’idée selon laquelle les politiques de santé sont une affaire avant tout nationale et la volonté des États de la défendre.

D. S. Comment va la santé en France ?

D. F. Le grand paradoxe que nous soulignons dans le livre est que, d’un côté, la France a, selon les évaluations internationales, l’un des meilleurs systèmes de santé du monde (elle a même été récemment classée première par l’Organisation mondiale de la santé), et que, de l’autre, elle arrive au dernier rang en matière d’inégalités sociales de santé parmi des pays européens comparables (plus exactement, c’est elle qui a les écarts d’espérance de vie les plus importants en fonction des catégories socioprofessionnelles). Système de soins le plus performant, disparités de santé les plus profondes : comment expliquer cette apparente contradiction (dont on notera que nos gouvernants nous parlent plus souvent du premier terme que du second…) ? En fait, ce contraste est la démonstration de ce que nous disions en commençant, à savoir que les inégalités de santé ne sont que faiblement influencées, dans les pays riches, par la qualité générale des soins. L’essentiel se joue ailleurs, dans les politiques de justice sociale, dans l’éducation, le travail, le logement, la fiscalité, etc. Le ministère de la Santé et les acteurs de santé devraient jouer un rôle beaucoup plus important pour sensibiliser le gouvernement et l’opinion sur ces inégalités qui concernent notre société dans son ensemble.

* Membres de l’Iris, Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (CNRS-Inserm-EHESS-Université Paris 13), Didier Fassin, professeur à l’Institute for Advanced Study de Princeton, et Boris Hauray, chargé de recherche à l’Inserm, sont les directeurs de l’ouvrage L’État des savoirs de la santé publique (La Découverte, 2010).
Propos recueillis par Gilles Noussenbaum

Source : Décision Santé: 270