Décision Santé. L’innovation s’inscrit dans un flux continu, même si à certains moments, elle connaît une brusque accélération. Galilée initie pour le moins une rupture dans l’histoire des sciences. Pourtant, il entretenait des rapports très étroits avec les artisans de son temps qui produisent des instruments.
François Caron. Les instruments depuis l’époque médiévale sont utilisés par les hommes de science. Mais la quantification apparaît alors comme un phénomène nouveau avec l’importance accordée à la mesure. D’où le rôle essentiel dévolu à l’horlogerie dans cette histoire. À cet égard, la figure majeure est celle de Galilée qui entretient des rapports privilégiés avec les artisans de son temps. Pour construire les lunettes astronomiques, il a recours à des techniques artisanales très diverses. Le dialogue entre artisans et scientifiques est alors naturel, à l’image d’un Léonard de Vinci par exemple. Ces deux mondes loin d’être séparés s’imbriquent au quotidien.
D.S. En matière d’innovation, il y a parfois des conséquences inattendues. L’industrie pharmaceutique serait issue des recherches menées sur les colorants.
F.C. Ce moment se produit en effet dans les années 1880. Mais pour comprendre ce qui se passe, opérons un retour vers le XVIIe siècle. Se développe alors une aspiration au bien-être qui se déploie sous les aspects les plus divers. On peut citer l’apparat, le désir d’être bien vêtu. Le phénomène a pour origine un processus d’imitation des modes et des produits de consommation, depuis les classes supérieures jusqu’aux classes moyennes et populaires. Pourquoi la révolution des colorants dans l’histoire de la chimie est-elle si essentielle ? Elle traduit le recours pour la première fois à des substances synthétiques qui autorisent une plus large production et donc une démocratisation de la couleur et donc de la mode.
D. S. Il y a une voie française différente.
F. C. Les Français demeurent attachés à des couleurs plus pures d’origine végétale. Ils ne souhaitent pas sacrifier la qualité au profit d’un essor de la consommation. À Mulhouse, à la fin du XIXe siècle, on continue à utiliser les couleurs végétales, alors que les Allemands ont pris le virage du synthétique.
D. S. Ce qui permet aux industriels allemands de contrôler 80 à 90 % du marché. Comment expliquer ce miracle allemand ?
F. C. L’essentiel se joue dans les années 1850 et 1860. Après la réussite de William Henri Perkin en Angleterre avec la synthèse de l’aniline, deux chimistes allemands réalisèrent en 1869 la synthèse d’un substitut de la garance, l’alizarine. La synthèse de l’indigo, réalisée par Adolf von Baeyer en 1878 et 1880 et commercialisée seulement en 1897 par BASF et Hoechst, constitue une véritable rupture dans l’histoire de la chimie mondiale. Grâce à la maîtrise des techniques et à la création de laboratoires de recherche au sein de BASF, Hoescht et Bayer dans les années 1890-1914 s’opère la découverte de principes actifs en pharmacologie. Le succès le plus spectaculaire de cette chimie pharmaceutique fut la mise au point par Paut Ehrlich, en coopération avec Hoechst, en 1909 du Salvarsan, qui soigne la syphilis, cette « grande peur » de l’époque. Ainsi, c’est grâce à l’intrication des savoirs due à la création de laboratoires de recherche intégrés et à la coopération avec les universitaires que s’est produit le glissement de la science des colorants synthétiques vers la pharmacie. Pour vendre ces médicaments, les laboratoires allemands ont également mis en place des dispositifs de relations avec les médecins pour leur faire connaître ces nouveaux médicaments. Ce fut une politique de marketing avant la lettre.
D. S. Y a-t-il eu une réaction de l’autre côté du Rhin face à cette montée en puissance du voisin si entreprenant ?
F. C. Un autre modèle se développe en France. Dans le domaine de la pharmacie, la création de nouveaux médicaments est toujours réalisée majoritairement dans les officines. Par ailleurs, dans l’Hexagone, les entreprises chimiques sont de taille moyenne et souvent étroitement spécialisées. La recherche conserve souvent un caractère empirique et laisse place au hasard.
D. S. Vous pointez toutefois une explication au retard français, à savoir une protection juridique inadaptée.
F. C. En France, les brevets protègent le produit et non pas le procédé. Un grand procès se déroula entre 1858 et 1863 à la suite d’une plainte en imitation frauduleuse déposée par Renard Frères contre les autres producteurs d’aniline rouge. Le plaignant obtient gain de cause. Ce jugement explique en grande partie la lente migration vers l’Allemagne ou Bâle de grands spécialistes et l’essor de cette ville comme l’une des capitales mondiales de la chimie pharmaceutique.
Lyon grâce à la culture de la soie disposait en effet de grands coloristes. Mulhouse était également un autre centre de référence dans ce domaine. Mais il y a eu à l’évidence un transfert de savoirs de l’industrie chimique française vers la Suisse. C’est ainsi que Gerber-Keller se délocalisa à Bâle.
L’histoire des brevets est au cœur de l’histoire de la chimie. Dans les années 1880, le service de la recherche chez BASF par exemple a pour principale activité l’examen des brevets des concurrents allemands et étrangers. Ils sont, dans un premier temps, analysés. Dans un second temps, ils servent à ouvrir de nouveaux champs de recherche. En fait, le brevet est au cœur de la stratégie et de la puissance des grandes multinationales chimiques déjà à l’œuvre.
Pour autant, la France est loin d’être en retard dans tous les domaines de la chimie. La coopération des savants avec l’industrie est très ancienne, comme l’illustre l’histoire de Saint-Gobain dirigé par des hommes de science ou la sidérurgie dans ses relations avec la métallographie dans les années 1880-1914 ou encore la fondation d’Air Liquide en 1902. Il ne faut pas opposer la France à l’Allemagne de façon systématique.
D. S. En matière de recherche, il y a pourtant, à vous lire, deux modèles distincts.
F. C. Cette distinction est pertinente surtout entre les deux guerres. Dans le modèle allemand, on distingue un laboratoire central où se pratique une recherche de niveau académique reliée à des laboratoires périphériques axés sur des développements de type industriel. Une complémentarité s’établit entre la science et la technique par l’intermédiaire de ces laboratoires centraux. Le modèle américain présente des ressemblances avec le modèle allemand. La puissance américaine repose toujours sur la capacité de ce pays à faire évoluer son système de recherche. Le modèle français hérité du XIXe siècle est beaucoup plus éclaté. Les relations entre la science et l’industrie reposent davantage sur la sociabilité entre individus que sur le caractère institutionnalisé du laboratoire de recherche. L’émergence des grands laboratoires de recherche intégrés ne s’est faite que tardivement.
D. S. Il y a peut-être aussi en France l’image du chercheur désintéressé, motivé par le savoir pur et qui ne souhaite pas se confronter aux réalités industrielles.
F. C. La tendance des savants à affirmer qu’ils se consacrent avant tout à la science pure n’est pas seulement française. On la retrouve également aux États-Unis. Toutefois, les blocages n’ont pas été seulement de nature institutionnelle, mais aussi épistémologique. Le positivisme a exercé en France un impact négatif sur la recherche. On peut citer le domaine de l’électricité, où les Français ont des réticences à abandonner un modèle linéaire. Et à accepter les travaux de Maxwell. D’où un retard scientifique, puis technique majeur dans l’adoption des lois de l’électricité. La chimie physique est un autre exemple où l’école allemande a précocement excellé.
D. S. Dans les années soixante-dix, le modèle des grands laboratoires de recherche intégrés au sein des entreprises fait l’objet d’une remise en cause.
F. C. Cette interrogation sur la pertinence du modèle intervient dans les années soixante-dix, alors que de nombreux livres anglo-saxons annonçaient le déclin technologique des États-Unis. Le modèle japonais où le laboratoire est installé près ou dans l’usine c’est-à-dire in situ fut mis en avant. La réaction américaine explique la restructuration de l’industrie, suivie quelques années plus tard par l’Europe. Elle se traduit par une réorganisation de l’entreprise en unités disposant d’une certaine autonomie, mais soumises à un contrôle strict et à une obligation de résultat. Les entreprises sont de plus en plus puissantes, mais aussi de plus en plus décentralisées. Certains secteurs ont cependant conservé plusieurs des caractères du modèle vertical. En même temps, on observe une dispersion de la recherche, mais structurée autour de thématiques bien identifiées. La notion de masse critique perd de son influence, même si les équipements de plus en plus lourds exigent des investissements massifs. Enfin, ces laboratoires éclatés entretiennent entre eux des relations très étroites, tout en se concurrençant farouchement.
D. S. Aujourd’hui, les pouvoirs publics encouragent le développement des partenariats public-privé. N’est-on pas en train de redécouvrir ce qui a été à l’origine du succès de l’industrie américaine ou allemande ?
F. C. Le succès de la Silicon Valley s’explique par les liens entretenus avec l’université de Stanford. Inciter à la création et au développement de pôles de compétitivité est indispensable en raison de l’intensité de la rivalité au niveau mondial entre des laboratoires devenus l’un des moteurs principaux de la puissance des nations. Sur le long terme, le maintien d’une position de force de ces pôles s’avère difficile sinon périlleux. Par ailleurs, la recherche – sur le plan académique d’une part et en entreprise d’autre part – demeurent des univers séparés avec des règles bien distinctes en dépit d’une intense coopération. La publication dans les revues prestigieuses et le jugement des pairs sont les principaux critères d’évaluation pour la recherche académique, alors que de dépôt de brevet constitue le principal moteur de motivation pour les chercheurs en entreprise.
D. S. En réponse au glissement de la recherche française dans le palmarès des nations, les réformes en cours n’interviennent-elles pas un peu tard ? Y a-t-il enfin des recettes ?
F. C. Le dynamisme de la recherche en France a toujours reposé sur des stratégies étatiques. Pour autant, l’octroi de subventions n’est pas à lui seul un gage de succès. En vérité, le marché est un meilleur évaluateur que la commission la plus prestigieuse. Quant à une éventuelle recette de l’innovation, l’optimisation de la coopération entre l’utilisateur et le fournisseur est le meilleur gage de succès. L’entreprise doit à la fois être attentive à l’évolution de la recherche, mais aussi aux attentes des clients. La coopération entre les services du marketing et de la recherche est donc un facteur prioritaire. Bien sûr, on note des ruptures technologiques. Mais elles répondent à chaque fois à des besoins exprimés par le consommateur. L’explosion des réseaux sociaux illustre ce phénomène d’appropriation par l’utilisateur d’une technologie. Il n’y a pas de rupture entre le téléphone et Internet, simplement un mouvement, une aspiration à la communication entre individus.
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