Après deux mois de conflits, quelle est la situation actuellement dans votre ville, à l’ouest du pays ?
Pr Pavlo Kolesnyk : Ma ville de Oujhorod, proche de l’Europe et des frontières slovaque et hongroise, reste protégée. Même si nous avons des sirènes toutes les nuits, nous ne sommes pas sous les bombes, ce qui attire les réfugiés. Aujourd’hui, nous avons une population composée à un tiers de réfugiés avec seize refuges, soutenus par la municipalité (en mars, la population est passée de 100 000 à 150 000 habitants en 15 jours, témoignait-il déjà, ndlr). Mais nous avons aussi beaucoup de personnes qui se débrouillent seules et le problème, c’est qu’elles ne s’enregistrent pas, notamment auprès des services médicaux. J’ai onze personnes sous mon toit et je suis responsable de beaucoup de personnes dans ma ville, dont mes étudiants, à qui nous arrivons encore à faire cours. Mais, demain, tout cela peut être détruit ! L’escalade est encore possible.
Que mettez-vous en place pour la prise en charge médicale ?
Pr P.K. : Nous avons créé des boucles Telegram et des groupes sur Facebook pour informer les réfugiés sur les aides médicales que nous mettons à leur disposition et les places en foyers. Nous avons aussi remarqué que parmi les réfugiés que nous accueillions, une partie d’entre eux souffre d'une sorte de trouble d'accumulation compulsive, notamment vis-à-vis des médicaments. Même s’ils n’en ont pas besoin, ils prennent des boîtes et des boîtes de médicaments gratuites venues d’Europe. Mais, nous nous sommes rendu compte que nous n’en avions plus assez pour les personnes malades, donc nous avons mis en place un système d’inscription, en déplaçant aussi les espaces médicaux, de manière à trier les personnes qui ont besoin de voir un médecin. Nous avons également un programme d’État sur l’hypertension, le diabète et l’asthme, qui permet aux personnes d’obtenir une e-prescription auprès de n’importe quel médecin généraliste pour obtenir les médicaments gratuitement en pharmacie.
Comment se sentent les Ukrainiens sur place ? Les récits des viols de guerre perpétrés par l’armée russe ont choqué l’opinion française.
Pr P.K. : Nous n’avons pas eu d’exemple, dans ma ville, de personnes ayant subi des viols. Je pense que ces victimes sont restées dans le centre de l’Ukraine ou près des hôpitaux. Ici, les réfugiés sont choqués et souffrent de dépression, stress et symptômes post-traumatiques. Et ils ne veulent pas prendre d’antidépresseurs mais plutôt des médicaments naturels, à base d’herbes. Ils ont peur des effets secondaires, alors cela prend un temps fou de les convaincre. Ils confondent, en fait, les antidépresseurs et les psychotiques. Nous avons beaucoup de boîtes en stock, puisque les gens n’en veulent pas. Alors même qu’ils ont des insomnies, etc. Nous utilisons, pour enregistrer les réfugiés la classification internationale en trois étapes (classification internationale des soins primaires (CISP), ndlr) : le motif de la consultation ; le diagnostic retenu ; ce que le médecin traitant avait prescrit. Ainsi, nous pouvons comprendre le décalage entre le motif exprimé par le patient et problème réel. Par exemple, un patient m’a dit être venu pour une douleur abdominale, en parlant avec lui, je lui ai diagnostiqué une dépression…
Et vous, comment vous sentez-vous ?
Pr P.K. : Comprenez bien une chose : je suis passé d’un quotidien où tout était stable, j’allais partout en Europe en tant que médecin de la branche européenne de la World organization of family doctors (Wonca) à… aujourd’hui, où je suis devenu accro à mon téléphone et aux informations. Chaque jour, nous cherchons la moindre bonne nouvelle… et elle n’arrive jamais. Nous avons l’impression d’un jour sans fin. La semaine dernière, pour Pâques, nous entendions les sirènes et les bombes… Nous ne pouvons jamais nous reposer. C’est insupportable. En tant que médecin, la seule manière de gérer tout cela, c’est de se concentrer sur l’aide des autres, jusqu’à la dernière seconde. Car vous pouvez être détruit psychologiquement quand vous commencez à réfléchir au fait que vous ne serez peut-être plus en sécurité, ou probablement un jour sous les bombes. Les docteurs vont souffrir de syndromes de troubles de stress post-traumatique. Aujourd’hui, j’ai appelé une médecin à la frontière avec la Russie. Elle a parlé sans s’arrêter pendant une heure et demie. C’était dur pour moi de l’écouter. Elle est chef d’une clinique communale et elle n’a plus de maison ni de travail. C’est tellement énorme qu’elle ne pleure même pas, se maquille, essaye de vivre normalement… mais elle ne sait ni si sa mère de 90 ans mange à sa faim, ni si son mari, à l’armée, va bien. Voilà à quel point c’est dur. Moi, je prends des antidépresseurs et des anxiolytiques car je n’arrive pas à dormir, je souffre d’insomnies.
Avez-vous un message pour les Français ?
Pr P.K. : Carpe Diem ! Nous pensions que nous vivions des changements dans le pays et finalement en quelques jours tout cela a été détruit. Sauvez la paix ! Pensez à l’action de la Russie. Continuez à soutenir l’Ukraine. Nous avons besoin d’aide. Ce n’est pas qu’un problème ukrainien. J’ai peur pour le futur de mon pays et de ma famille. Je comprends la peur d’intervenir dans le conflit avec la Russie, mais demain, ça peut être un problème mondial.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature