Décision Santé. Votre livre est un plaidoyer argumenté pour la levée de l’anonymat des donneurs dans le cadre de l’assistance médicale à la procréation (AMP). Pourquoi un tel engagement dans le débat public ?
Irène Théry. J’ai été assez choquée en 2007-2008, au début du débat politique préparatoire à la révision de la loi, de voir comment étaient traités les jeunes gens nés de dons qui revendiquent l’accès à leurs origines. On les a accusés de tout : d’être une poignée d’individus soucieux de « se médiatiser », d’avoir des problèmes psy nécessitant « une bonne psychanalyse », et surtout de vouloir régler leurs comptes avec leurs parents en faisant du donneur un père afin de « biologiser la filiation »… Comme tout cela est très exactement le contraire de la réalité, j’ai voulu contribuer à rétablir la vérité sur leurs revendications réelles. C’est le déclic qui m’a décidée à écrire ce livre. Mais si j’avais des choses à dire, c’est parce que j’avais une autre raison, bien plus ancienne, de m’engager dans ce débat pour y apporter l’éclairage de ma discipline, la sociologie du droit de la famille.
D. S. Et quelle est cette raison ?
I. T. Travaillant sur l’AMP depuis une dizaine d’années, je crois que l’aveuglement des politiques sur l’enjeu réel de la question de l’anonymat vient d’abord du fait que le débat bioéthique français est trop exclusivement centré sur la biomédecine et le seul point de vue des médecins. On oublie qu’il participe aussi de la famille, de la parenté, des rapports de sexe, bref de relations sociales qui connaissent des mutations très profondes indépendamment de la technologie reproductive. Si on réintroduit ce contexte, alors les choses s’éclairent : maintenir ou lever l’anonymat, c’est choisir en réalité entre deux façons de concevoir l’AMP avec tiers donneur. Ou bien on maintient le modèle élaboré il y a quarante ans, qui efface les traces de ce qui s’est passé et maquille juridiquement le recours au don en une pseudo-procréation charnelle du couple. C’est ce que j’ai nommé le modèle « ni vu, ni connu », où l’anonymat permet le secret sur le recours même à un don et garantit qu’on reste dans un modèle familial « traditionnel » mimant le lien biologique, un père-une mère-un enfant. Ou bien à l’inverse on assume en droit ce qu’on fait déjà dans les centres d’AMP, où l’on fait naître un enfant du concours de trois personnes, sous l’égide de l’institution médicale. C’est ce que j’ai nommé l’institution d’un nouveau modèle de « responsabilité », où il y a une place pour chacun des protagonistes, donneur, receveur, enfant né du don, et où chacun peut, en prenant appui sur la loi commune, connaître ses droits et ses devoirs. Ce nouveau modèle paraît de bon sens, mais en France on n’est toujours pas prêts à aller vers lui…
D. S. Les médecins à l’origine des Cecos jouent un rôle moteur pour le maintien de cet anonymat. Comment l’expliquez-vous ?
I. T. Ils ont évolué et depuis quelque temps ils ne défendent plus le modèle « Ni vu ni connu » (qui est pourtant toujours celui du droit français). Car ils reconnaissent les effets délétères pour les enfants des secrets de famille. Mais au lieu de s’engager vers un nouveau modèle, ils ont développé tout un discours pour sauver quand même l’anonymat, comme s’ils n’arrivaient pas à sortir vraiment de la logique qui consiste à dénier que ces enfants ont été faits par le concours de trois personnes. Ils nous disent maintenant que l’anonymat est justifié, parce que le donneur est « du matériau de reproduction interchangeable ». Ils veulent ainsi rassurer les parents par une nouvelle forme, différente, de travestissement de la réalité. Mais ce nouveau discours prétendant que l’enfant naît d’un couple et d’un « matériau » est à mon avis bien pire que le précédent ! Avant, on se contentait de sacrifier à la bonne vieille morale bourgeoise du géniteur caché. Aujourd’hui, on nous dit : « Il n’y a personne à nommer, car il n’y a que des paillettes interchangeables dans nos cuves d’azote liquide ». Eh bien, c’est tout le problème. Non, ces enfants ne sont pas nés d’un « matériau », ils sont nés de personnes humaines, comme vous et moi. Les enfants qui revendiquent l’accès à leurs origines sont motivés par un très profond besoin de réintégrer la condition humaine commune : celle où chacun de nous a les moyens de s’inscrire dans la chaîne de la transmission de la vie de façon singulière, en mettant des noms, peut-être des visages, sur cette transmission. Seuls les régimes totalitaires rêvent d’enfants venus « de nulle part » (EXERGUE).
D. S. Quelle est la situation dans les autres pays européens face à la levée de l’anonymat ?
I. T. Il y a quarante ans, l’anonymat a été une évidence partout, car il correspondait aux modèles familiaux de l’époque. Depuis, quasiment toute l’Europe du Nord a levé l’anonymat, alors que l’Europe du sud s’y accroche. La France est au milieu… Pour moi, cette situation rappelle bien des débats sur la famille : la carte du divorce par consentement mutuel était exactement la même en 1975 : oui au Nord, non au Sud. La France a décidé de se rallier au mouvement entamé d’abord au Nord. Cela ne nous dicte rien, bien entendu, mais cela devrait faire réfléchir. Les pays anglo-saxons vont souvent plus vite à instituer le changement en matière familiale, car ils sont plus attachés aux droits de l’individu. Pour eux, le refus des « secrets d’État » fabriqués par une administration toute-puissante et le droit fondamental de la personne d’accéder aux informations la concernant a été le moteur majeur qui a fait démarrer le processus. En France, cet enjeu de droit fondamental n’est toujours pas perçu !
D. S. Vous parlez des ambiguïtés du modèle bioéthique français. N’est-il pas une référence à l’étranger ?
I. T. Je parle seulement de ses ambiguïtés sur le don en AMP, pas en général. On parle du triptyque « gratuité, anonymat, consentement » comme la caractéristique du modèle bioéthique français. Ce qui est ambigu est d’avoir sacralisé l’anonymat en en faisant le super-garant de la gratuité, le rempart contre la marchandisation des corps. Or, le raisonnement ne convient que pour certains dons, les dons de sang qui ont servi de modèle il y a quarante ans au début des Cecos3. Mais pensez aux dons d’organes entre vivants : ils n’ont jamais été anonymes, et cela justement pour des raisons éthiques. Car on redouterait sinon que des gens soient payés sous la table pour donner un rein par exemple. On réserve donc ces dons à des proches. Pour l’AMP, je trouve bizarre qu’on ait sacralisé ainsi un modèle « ni vu ni connu » qui n’est rien d’autre que la combinaison d’une morale platement bourgeoise et de conceptions vieillottes sur la virilité, cherchant à faire passer le père stérile pour le géniteur de l’enfant.
D. S. Vous proposez un nouveau modèle, celui de la responsabilité. Comment le définiriez-vous ?
I. T. Attention, ce modèle n’est pas sorti tout armé de mon cerveau d’intellectuelle ! Je revendique le pragmatisme, l’attention aux réalités : ce modèle existe déjà dans de nombreux pays, par exemple en Grande-Bretagne. Les Anglais ont opté pour deux choses : les droits fondamentaux des patients à accéder à leur dossier, et l’institution d’une place pour chacun, avec les droits et devoirs qui la définissent, et dont chacun pourrait répondre : donneurs d’engendrement, receveurs/parents selon la filiation, et enfin enfants nés du don. Allez d’un clic sur le site de la haute autorité anglaise pour l’embryologie et la fertilité, HFEA. Vous comprendrez tout de suite. Dès la page d’accueil, la HFEA s’adresse à trois interlocuteurs : les parents, les enfants, les donneurs (et leur famille). En France, l’Agence de la biomédecine ne s’adresse ni aux enfants nés du don, qui n’ont pas de droits spécifiques, ni aux donneurs qui « n’existent pas »…
D. S. Pourquoi opérez-vous une distinction entre procréer et engendrer ?
I. T. Je remarque que, très souvent, on ne parvient pas à voir ce qui est sous nos yeux, parce qu’on n’a pas les lunettes conceptuelles adaptées. C’est normal, ces lunettes ont été conçues pour une autre réalité. Ainsi, avec quels outils concevons-nous ce processus à la fois banal et extraordinaire ; faire un enfant ? On sait qu’« engendrer » un enfant, c’est-à-dire faire venir au monde un enfant humain, est un processus non seulement physique mais aussi mental, affectif, émotionnel, et même institutionnel. Car le sens de l’engendrement est lié à une culture, au système de parenté d’une société etc. On parle de « procréer », au sens étroitement biologique de la reproduction mâle/femelle. Traditionnellement, les deux se recouvrent ; un engendrement supposait toujours une procréation. C’est là que l’AMP bouscule nos représentations habituelles. Dans le couple des futurs parents, l’un procrée et l’autre pas, et pourtant celui qui ne procrée pas l’enfant n’est pas une sorte de parent adoptif : son enfant n’a jamais été abandonné et il doit à sa volonté d’être venu au monde. Je dis donc que dans ce couple, les parents engendrent bel et bien l’enfant ensemble, bien qu’ils ne procréent pas ensemble. En revanche, le donneur procrée (c’est lui le géniteur) mais il n’engendre pas. Il n’a pas voulu la naissance de cet enfant, puisqu’il a donné de sa capacité pour que d’autres puissent engendrer. ll a donc fait ce que j’appelle un « don d’engendrement ».
Ces distinguos peuvent paraître subtils, mais leur utilité est de permettre de décrire précisément une réalité qui nous trouble. C’est faute de ce genre d’outil qu’on nous ramène toujours vers un débat éculé – quel est le « vrai parent » ? – en nous forçant à choisir entre « le biologique » et « le social », alors que les deux valeurs sont indissolublement liées dans le projet parental en AMP ! De plus, l’air de rien, tout le débat sur l’accès des couples homosexuels à l’AMP passe par là. Tant qu’on maquillera un engendrement fait à trois en une pseudo-procréation charnelle faire à deux, on continuera à dire aux couples homosexuels, « vous n’avez pas votre place ici ». J’explique longuement dans mon livre les raisons fortes que l’on peut avoir, au contraire, d’accueillir leur demande qui repose justement sur la distinction entre procréer ensemble (deux femmes ne le peuvent pas) et engendrer ensemble grâce à un tiers donneur (deux femmes le peuvent très bien).
2. École des hautes études en sciences sociales.
3. Face à certains troubles de la fertilité, il est parfois nécessaire de faire appel au don de sperme, d'ovocytes ou d'embryon. Seuls les centres d’études et de conservation des œufs et du sperme (Cecos) sont habilités à recueillir et conserver les gamètes.
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