> Idées
« Le divan, c'est amusant », de Corinne Maier
MEDECIN DU TRAVAIL et économiste, Corinne Maier s'était déjà fait remarquer avec le très drôle « Bonjour paresse » (Michalon, 2004). Elle tente de s'emparer du divan le terrible en présentant un « petit Lacan sans peine », dont elle souligne le côté humoristique. Faire rire pour faire comprendre, donc...
On pourrait penser que celui que J.-F. Revel nommait jadis « le Sacha Guitry de la psychanalyse » est pourtant déjà assez drôle comme ça. Avec ses nœuds pap, ses cols de fourrure impossibles, ses calembours d'hypomaniaque abscons et ses séances à durée variable, le personnage est déjà à se tordre de rire, non ?
Corinne Maier a choisi de parcourir les grandes figures du mythe et de l'Inconscient. Elle s'arrête sur Œdipe, qui pourtant n'intéresse guère Lacan, mais, on le sait, passionnait Freud qui, peut-être, avait abusé de la tarte aux pavots. Œdipe est celui qui comprend l'oracle, mais pas ce qu'il signifie (?!). L'Homme sur trois pieds au soir de sa vie, c'est « toi-même », lui, devenu aveugle. Œdipe sait tout sauf son désir. Il est condamné à errer, pourtant « seuls les non-dupes errent », dit Lacan.
L'ennui, c'est qu'Œdipe, au lieu de devenir fou, engendre la loi, qui interdit l'inceste, voici le désir encadré, limité.
C'est ce que Lacan nomme le symbolique, qui vient faire cesser les fantasmes de l'imaginaire qui suffisaient à l'enfant. Et maintenant, tous avec Patriiick Bruel : « Crever les yeux » (Mmoui, passons).
Est-il fou cet « Homme aux loups » qui s'aperçoit qu'il s'est coupé le petit doigt (ce n'est pas vrai). Lacan explique qu'il n'y a pas eu de père qui fasse la loi à la mère, ce qui n'est pas symbolisé fait retour dans le réel.
Le réel, ce n'est pas facile, c'est même, pour vous qui faites votre déclaration d'impôts, l' « Impossible ». Alors délires et hallucinations peuvent le colmater. Est-il fou l'incroyable président Schreber ? Cet important magistrat viennois pense « être la femme qui manque à Dieu », tous deux vont régénérer l'Humanité. Schreber ne peut être père, là aussi le nom du père a été forclos, le délire vient boucher la situation. En termes lacaniens, il est condamné à son inconscient structuré comme un langage, qui, pourtant, ne peut émettre que des coq-à-l'âne. Le malheureux est parlé et ne peut que retransmettre les e-mails de Dieu.
Mais « n'est pas fou qui veut », dit Lacan. Et de toute façon, dit Corinne Maier, la folie peut être créative, comme chez Raymond Roussel. Donc mieux vaut Louis II de Bavière instable, mais créateur de châteaux, que le stable Balladur, empêtré dans son goitre.
On doit avouer que l'on s'amuse énormément lorsque l'auteur nous représente Gertrude, la mère d'Hamlet, sous les traits de Marthe de Villalonga. Que dire d'Antigone qui préfère enterrer son frère que s'acheter le dernier Wonderbra ? Plus sérieusement, l'auteur(e) présente du Désir et de l'Amour chez Lacan une image en creux. Le fou et l'amoureux (c'est la même chose) manquent, mais ne savent pas ce dont ils manquent. D'ailleurs, aimer c'est « donner ce qu'on a pas, à quelqu'un qui n'en veut pas ».
Ce qui compte, c'est qu'il y ait de l'Autre, tout amour est donc limité par le mécanisme de transfert. C'est pour cela, disait spirituellement Lacan, que l'épicier du coin peut, à condition qu'il se taise, être pris comme et pour un analyste*.
Quant à Corinne Maier, souhaitons qu'elle père-sévère**.
« Les constructions de l'intolérable », sous la direction de Didier Fassin et Patrice Bourdelais
ON A SOUVENT dit que le XXe siècle et ses horreurs avaient marqué une sorte de « perte de l'innocence ». Avec l'extermination programmée des Juifs par le régime nazi, écrit Didier Fassin, médecin et anthropologue (« le Quotidien » du 30 mars), « il a même posé de façon presque paradigmatique la limite absolue du mal et, du même coup, l'indépassable horizon de l'intolérable ».
D'où un intéressant travail collectif qui pose en des termes kantiens la question « A quelles conditions un événement passe-t-il la limite pour être dit intolérable ? » Une question relativement nouvelle, à la fois parce que de nombreux siècles ont connu par exemple d'atroces châtiments, sans soulever aucune pitié pour les condamnés, dans la chair desquelles la société prélevait sa dîme. Mais aussi parce que le XIXe et le XXe siècle semblent avoir saturé l'espace social et moral de tortures, d'abus sexuels, de traite des personnes et génocides. Une exigence morale s'est dressée contre les atrocités, mais il serait naïf de penser qu'une démarche sûre et adaptée leur répond.
Parmi les études de cette recherche collective se trouve une histoire de la maltraitance infantile. Georges Vigarello, qui la conduit, note que la violence à enfant est loin d'être une évidence, à preuve l'extrême dureté des travaux qu'on leur inflige en France et en Angleterre au XIXe. La loi du 24 juillet 1889 crée une trouée et permet l'apparition d'une notion inédite, « la déchéance de la puissance paternelle ».
La naissance d'une législation protégeant physiquement et psychiquement la vie de l'enfant, l'attention à une « enfance-en-danger » suppléant « l'enfance-danger », en disent long sur les conceptions mêmes d'un être pensé comme un simple adulte en miniature. Notre époque, souvent coupable de la démarche inverse, qui considère qu'un délinquant de 15 ans est encore un pauvre enfant, est à l'origine d'un laxisme judiciaire qui se développe comme si Freud n'avait jamais rien écrit.
Signalons une remarquable étude sur l'attitude comparée à l'égard du sida en Europe et en Afrique noire, ainsi qu'une... politique des cimetières en Italie ; on y lira qu'il y a des traitements bourgeois ou prolétaires des cadavres.
« De l'indignation », de Jean-François Mattei
PHILOSOPHE, auteur entre autres de « la Barbarie intérieure », Jean-François Mattei a voulu écrire un traité du bon usage de l'indignation. Un sentiment finalement peu étudié, mais auquel il confère un sens moteur.
C'est en effet à partir de lui que l'homme crie sa révolte devant l'injustice. D'où l'importance que revêt un personnage comme Voltaire prenant le parti de Calas ou du Chevalier de la Barre, hélas trop tard dans ce dernier cas. Les premiers germes de la conscience prendraient naissance dans l'indignation. Pourquoi chercherait-on à instaurer la justice si l'on n'avait été victime ou témoin de l'injustice ?
Mais, et nous retrouvons à nouveau le problème des limites : à partir de quoi, de quand l'indignation naît-elle ? Il y en a de fausses, d'autres qui sont marquées du sceau du ressentiment : lorsqu'un homme politique d'extrême-droite s'indigne du fait que des footballeurs issus de l'immigration ne connaissent pas les paroles de « la Marseillaise », on n'est pas sur la même ligne que le « J'accuse » de Zola. Précisément, le rôle du démagogue de bistrot n'est-il pas d'allumer mille petites indignations ?
A cela, J.-F. Mattei dit préférer les indignations collectives. Si on est un tant soit peu kantien, on lui répondra qu'il est dangereux de fonder une morale sur un sentiment.
Ce dernier relève d'un Etre, non d'une exigence absolue, d'un Devoir-Etre. Dangereux et fatigant, mais il est vrai que les motards sont perpétuellement « en colère »...
* C'est peut-être le sens du film de Patrice Lecomte, « Confidences trop intimes ».
* A signaler la sortie de « Noms du Père «, qui réunit deux textes de Lacan, éloignés de dix ans, 1953-1963, Seuil.
« Le divan, c'est amusant », éditions Michalon, 170 pages, 15 euros.
« Les constructions de l'intolérable », La Découverte, coll. « Recherches », 230 pages, 26,50 euros.
« De l'indignation », La Table Ronde, coll. « Contretemps », 230 pages, 20 euros.
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