Précarité

Quand on n’a plus que son corps pour pleurer

Publié le 11/06/2006
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La santé en librairie

LES SANS-LOGIS, RMIstes, domiciliés précaires, étrangers vivant dans la clandestinité, n’ont qu’une chose vraiment à eux : leur corps. Comment penser l’existence d’un individu tellement désocialisé qu’il en est réduit presque uniquement à ce qu’il est physiquement ? Des analyses ethnologiques, anthropologiques du corps des sans-abri, de leurs conditions d’existence sont disponibles, mais peu de travaux se sont attachés à étudier la problématique de l’utilisation du corps dans le monde de la précarité. C’est cette lacune que la sociologue Gisèle Dambuyant-Wargny a voulu combler en montrant comment le corps devenait l’ultime ressource dans cet univers où les ressources économiques, sociales et culturelles sont rares. Le corps précaire, dernier rempart contre l’hostilité du monde, mais aussi épicentre des failles qui jalonnent immanquablement la lutte quotidienne pour la survie, fonctionne en « surrégime » constant pour aboutir à des dégradations irréversibles qui empêchent toute projection dans l’avenir, explique la sociologue. Comment imaginer qu’une personne dont le corps est tellement dégradé puisse s’intégrer avec succès dans les processus de réinsertion que les dispositifs d’assistance sociale lui proposent ?

L’analyse du cheminement de cette détérioration progressive du corps des plus démunis devait permettre d’imaginer des solutions d’assistance mieux adaptées. Première constatation : la précarité du corps se voit ; le corps est le premier révélateur de l’exclusion sociale et sanitaire. Plus le temps passé en situation précaire est important, plus le corps est marqué et moins il fait l’objet de tentatives de réparation, même s’il existe des essais de stratégies de maintien identitaire (tatouages, par exemple, maquillage pour les femmes). Problèmes infectieux, dermatologiques, traumatologiques (aggravés par la violence de la rue), alcoolisme et conséquences des conduites addictives dominent. Les troubles psychiques sont constants, ne serait-ce que du fait de l’absence d’intimité, du manque de sommeil, de la fatigue. La mauvaise connaissance des structures de soins, leur inadaptation aux situations de précarité, mais aussi la honte à montrer un corps dégradé, et la réticence, voire la résistance, à faire appel aux filières de soins usuelles font que cette population s’exclut aussi du système de soins comme de la vie sociale en général. Pourtant, ce corps dégradé et meurtri, en situation permanente de recherche de survie, doit résister. D’où, probablement, souligne G. Dambuyant-Wargny, le recours très fréquent dans ce milieu à l’automédication comme à l’alcool et aux stupéfiants destinés à anesthésier le corps.

Méfiance vis-à-vis du corps médical, résistance à la douleur, déni de la maladie sont autant d’éléments retardant toute prise en charge médicale. Si le délabrement corporel est un obstacle à la réinsertion, la résistance de ces sujets en grande précarité est importante comme leur capacité à « faire avec » ce corps précaire. C’est que cette relation particulière avec leur corps ne date pas d’hier, analyse la sociologue : l’examen des trajectoires fait apparaître des relations au corps perturbées dès l’enfance du fait de mauvaises conditions de vie, de mauvais traitements physiques ou de traumatisme psychologique. Très vite, ce corps malmené est alors surexploité quotidiennement et exposé à de multiples risques, prostitution, délinquance, conduites addictives. Toute prise en charge devrait donc s’attacher dans un premier temps à des programmes de « récupération corporelle » avant d’envisager toute autre forme d’insertion ou de réinsertion, conclut l’auteur.

Une violence structurelle subie par les plus pauvres.

La lucidité et la sévérité de l’analyse du médecin et anthropologue Paul Farmer, directeur d’un hôpital en Haïti et fondateur d’une organisation non gouvernementale (ONG) destinée à favoriser l’accès aux soins des plus pauvres, sont indemnes. Vingt-cinq ans après l’émergence du sida, de nombreuses années passées à chercher des solutions pour les pays les plus pauvres, il poursuit son combat pour expliquer le coût de la violence structurelle pour les populations les plus démunies. La distribution du sida et de la tuberculose, dit-il, est comparable à celle de l’esclavage autrefois ; elle est le fait de l’histoire et de l’économie. Les injustices sociales forment le noyau de cette violence structurelle que les pays les plus riches entretiennent. Les pathologies infectieuses qui tuent le plus (sida et tuberculose en tête) ont une origine fondamentalement sociale. Les fléaux médicaux s’appuient sur des cofacteurs tels que les inégalités qui contribuent à prolonger les épidémies ou à les faire apparaître. «Dès le début des années 1980, j’ai commencé à faire l’aller-retour entre Haïti, pauvre en structures sanitaires, et Harvard, qui compte des foules de médecins et des forêts d’hôpitaux. Ce contraste s’est révélé éclairant.»

Son témoignage de la réalité sanitaire d’Haïti, de ce qui a pu y être mis en place pour lutter contre l’épidémie de sida ou la tuberculose, est une grille de lecture efficace pour prendre conscience de la profondeur des inégalités. Et de l’hypocrisie des pays riches. L’expérience de son ONG au Pérou, concernant en particulier la tuberculose multirésistante, souligne les effets pernicieux de cette division fictive de la planète en deux mondes : celle qui a accès aux soins et celle qui en est privée.

Si la conscience de la réalité et sa dénonciation ne sont qu’un premier pas, il est indispensable, souligne-t-il. «Pensons sociologiquement, agissons médicalement.» D’autant plus que nous disposons des outils nécessaires pour que les inégalités sociales cessent de s’incarner en maladies mortelles. Ne pas aider les pays les plus démunis à prendre en charge la tuberculose multirésistante ou le sida est moralement indéfendable, mais cet argument ne suffit manifestement pas à engendrer une volonté politique, explique Paul Farmer. Les agents pathogènes, eux, ne répondent pas aux mêmes logiques. Nos liens avec les malades pauvres se résument de plus en plus à ces agents pathogènes eux-mêmes : «En vertu des calculs sordides qui régissent aujourd’hui les politiques de santé publique, la sécurité des riches deviendra-t-elle le seul argument en faveur de mesures efficaces pour soigner les pauvres?»

« Quand on n’a plus que son corps », de Gisèle Dambuyant-Wargny, Armand Colin, 320 pages, 20 euros. « Fléaux contemporains », de Paul Farmer, Economica-Anthropos, 460 pages, 29 euros.

> Dr CAROLINE MARTINEAU

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7976