« La mode est à Rembrandt et, tout snobisme mis à part, jamais vogue ne fut mieux justifiée.
Tandis que les voluptueux d’art vont se délecter à l’exposition Rembrandt qui, dans quelques jours, va fermer ses portes, le Nouveau-Théâtre ouvre sa saison par la représentation d’un drame dont le grand peintre hollandais est le protagoniste. Les auteurs, MM. Virgile Rosz et Louis Dumur ont cherché à dérouler sous les yeux des spectateurs l’existence mouvementée de leur héros. Cette pièce sur Rembrandt arrive à son heure et elle intéressera par son caractère de reconstitution historique, autant que par l’évocation de ce milieu hollandais où vécut le Maître, entre les êtres chers, sa femme Saskia qu’il a si souvent peinte, le philosophe Descartes alors exilé en Hollande, Tulp le chirurgien de la “ Leçon d’anatomie ”, Elzevier l’imprimeur, sans compter la mère du Maître, sa sœur, etc. L’on dirait que sont descendus de leurs cadres tous les amis et parents du peintre qui aimait prendre les modèles autour de lui parmi les visages familiers et connus, et qui savait leur communiquer tant de vie et de mouvement.
Nous venons de nommer le Dr Tulp entre autres amis du célèbre peintre. Ce n’est pas le seul médecin qui ait tenté le pinceau du Maître. “ En Hollande, écrit le Dr Triaire dans son ouvrage “ Les Leçons d’anatomie et les peintres hollandais des XVIIe et XVIIIe siècles ”, où s’accomplissait depuis la révolution une renaissance littéraire et scientifique en même temps qu’artistique, où florissaient de nombreuses universités, les médecins occupaient dans la société un rang plus élevé qu’en tout autre pays. Aussi les voit-on, fiers de leur importance sociale, commander leurs portraits aux plus célèbres artistes. Comme les chefs de l’aristocratie marchande et des milices civiques, ils se font peindre par groupes de confrères. Certains de ces groupes sont fort nombreux. Celui de Pietersen, dans lequel est représenté le Pr Egberts, ne compte pas moins de vingt-huit personnages dont les archives de l’université d’Amsterdam nous ont transmis les noms.
Toujours au milieu de ces groupes se trouve le prétexte de la composition, ce que dans le nouveau langage de la littérature moderne, on appellerait le clou. C’est, comme nous l’avons dit, le plus souvent un cadavre, d’autres fois un squelette ou un fragment de squelette sur lequel un des chirurgiens fait une leçon à ses confrères. Dans d’autres tableaux, c’est un livre placé sur une table, l’ouvrage d’Ambroise Paré par exemple, un diplôme, un parchemin revêtu du sceau de la Faculté. On voit que la qualité professionnelle apparente – que les médecins d’aujourd’hui dissimulent avec soin, qu’ils évitent même d’indiquer, sous peine de railleries – est, au contraire, affirmée avec éclat chez ces hommes sûrs d’eux-mêmes et de la sympathie de leurs concitoyens.
On compte en Hollande un assez grand nombre de ces tableaux représentant tous des leçons d’anatomie et qui sont de vrais portraits, la leçon n’étant ici que le prétexte.
Le plus ancien en date de ces tableaux est la “ Leçon d’anatomie du docteur Sébastien Egberts », qui est daté de 1603, par Aart Pietersen, fils de l’illustre peintre Pieter Aartsen, dit Lange Pier (Pierre-Le-Long). Il représente Sébastien Egberts, professeur de chirurgie et d’anatomie, en même temps qu’échevin et bourgmestre de la ville d’Amsterdam, et vingt-sept de ses confrères. Le professeur est debout derrière le cadavre placé sur une table. Tenant dans la main droite une paire de ciseaux entrouverts, l’extrémité de la main gauche abaissée et légèrement appuyée sur le cadavre, il donne à son auditoire une leçon de dissection.
Nous retrouvons Sébastien Egberts dans un tableau d’un des premiers portraitistes hollandais, Thomas de Keyser. Ce peintre remarquable, dont on ne connaît que très peu d’œuvres authentiques, peignit ce portrait pour la Chambre syndicale d’anatomie d’Amsterdam. C’est en 1615 – Egberts, plus âgé de quinze ans, est représenté entouré des Régents élus par la corporation. Il est debout, le chapeau sur la tête, selon l’usage de l’époque, et faisant sur un squelette une leçon d’ostéologie. Autour de lui groupés, ses cinq confrères remplissent le rôle d’auditeurs.
[[asset:image:6111 {"mode":"full","align":"","field_asset_image_copyright":[],"field_asset_image_description":[]}]]À la même époque, appartiennent deux tableaux, peints l’un par Nicolas Elias et l’autre par Michael et Peter Van Mierevelt. De l’œuvre de Nicolas Elias, nous avons peu de choses à dire : elle représente le Docteur Fonteyn, professeur d’anatomie et médecin du prince de Nassau, le beau-fils de Louise de Coligny. Fonteyn est entouré de six confrères. Sur la table est posé un crâne qui sert de prétexte à la leçon. Primitivement, ce tableau comprenait dix personnages. Mais il fut endommagé dans un de ces incendies si fréquents à cette époque et réduit, par la restauration qu’il subit, à ses proportions actuelles.
La “Leçon d’anatomie ” du Docteur Wilhem van der Meer, conservée et maintenue à l’hôpital de Delft est autrement intéressante. Dans l’hémicycle de l’amphithéâtre, le Professeur van der Meer, entouré de dix-huit auditeurs, procède à l’ouverture d’un cadavre. Il est debout, la tête nue, le scalpel à la main, dans l’attitude de l’exposition magistrale. La main gauche prend un léger point d’appui sur la table. La main droite, armée de l’instrument, s’élève au-dessus de l’abdomen dont la paroi antérieure a été détachée pour mettre l’intestin à découvert. À la droite du Maître, un assistant tient un bassin de cuivre. Sur un des coins de la table, un réchaud où brûlent des parfums et un flambeau. Au deuxième plan sont suspendus deux squelettes derrière lesquels on aperçoit trois autres spectateurs. Le tableau n’est pas entièrement dû à Michael van Mierevelt : une légende latine inscrite sur la rampe de l’hémicycle nous apprend qu’il fut dessiné par Michael et peint par son fils Peter : “ Michael a Mierevelt delineavit, filius vero opus Petrus prescripto patris pinxit ”, Delph. Batav, 1617 » Ce tableau présente un autre intérêt. Il nous offre l’aspect d’un amphithéâtre tel qu’on le concevait dès le XVIe siècle : un hémicycle central, entouré d’une rampe, destiné à l’opérateur et à ses assistants. Autour de la rampe s’étage une série concentrique de gradins ou de bancs sur lesquels les auditeurs prennent place. C’est la disposition classique, encore usitée de nos jours dans nos hôpitaux et facultés.
[[asset:image:6116 {"mode":"full","align":"","field_asset_image_copyright":[],"field_asset_image_description":[]}]]De bonne heure, en effet, les médecins du seizième et du dix-septième siècle avaient saisi la commodité, pour l’enseignement, de ce mode d’installation, et l’on pouvait voir, il y a quelques années encore, chez le Professeur Titanus, à Amsterdam,, une très intéressante collection de gravures représentant les “ Theatra anatomica ” de cette époque, qui ne diffèrent de nos amphithéâtres modernes que par l’exposition de squelettes ou pièces anatomiques, qui en faisaient, en outre, de véritables musées.
Nous arrivons maintenant, par la méthode d’exposition que nous avons adopté, à la “ Leçon d’anatomie ” de Rembrandt, laquelle se trouve au musée de La Haye. Le tableau représente le Docteur Tulp donnant à ses élèves une leçon de dissection des muscles de l’avant-bras. L e professeur est assis devant un cadavre, soulevant avec des pinces tenues dans la main droite le groupe des muscles fléchisseurs tandis que la main gauche, dont les doigts sont légèrement repliés, est dirigée en avant pour appuyer du geste la démonstration. Devant lui, le sujet anatomique, étendu sur une dalle d’amphithéâtre et se présentant en raccourci. À sa droite, massé autour de la table de dissection, le groupe de ses disciples au nombre de sept.
[[asset:image:6121 {"mode":"full","align":"","field_asset_image_copyright":[],"field_asset_image_description":[]}]]Voilà la simple donnée, le scénario de ce tableau fameux, scénario qui ne diffère que peu de tous ceux que nous connaissons déjà. Mais combien diffère, au contraire, la façon dont il a été développé ! Quand on parcourt la galerie consacrée aux portraits des chirurgiens dans le nouveau musée royal d’Amsterdam, on est tout d’un coup arrêté devant une autre œuvre de Rembrandt, la “Leçon d’anatomie du Docteur Deyman ”, peinte en 1656, vingt-quatre ans après la première. La surprise est extrême car, à moins d’être très au courant, des choses de l’art hollandais, on ignore généralement l’existence de ce tableau. Il a, en effet, longtemps disparu des Pays-Bas. Faisant partie de la collection attribuée aux veuves des chirurgiens, il fut vendu à Londres à vil prix, perdu de vue et, finalement, oublié. Retrouvé ces dernières années grâce aux recherches de M. Volsmaert – l’érudit historien de Rembrandt –, il a été acquis par les souscriptions de quelques généreux amateurs parmi lesquels M. six, le descendant bien connu du bourgmestre qui fut le gendre du Docteur Tulp, l’ami de Rembrandt et le sujet du fameux tableau qui porte son nom (La “Leçon d’anatomie ” fut commandée à Rembrandt par le beau-père de Six , le Professeur Nicolas Tulp.
Primitivement, le tableau représentait le docteur Deyman, inspecteur du collège des médecins, pratiquant sur un cadavre la dissection du cerveau, entouré de huit de ses confrères. Malheureusement, ayant souffert dans un incendie,, il a été gravement mutilé et il ne reste que le corps de l’opérateur, un assistant qui se tient à ses côtés et le cadavre. Cela paraît peu. C’est cependant assez pour frapper vivement le spectateur et le saisir d’un indicible sentiment de surprise. Le chirurgien est debout derrière le cadavre. La tête manque. Son corps s’efface à demi dans le clair-obscur et est à peine aperçu dans l’ombre qui enveloppe la scène. Les mains, en pleine lumière, s'élèvent au-dessus de la tête et soulèvent, avec des pinces, les replis des méninges. Ce mouvement, très chirurgical, est parfaitement exécuté, et on voit ici combien le peintre s’était rendu compte des détails les plus minutieux des pratiques opératoires.
[[asset:image:6126 {"mode":"full","align":"","field_asset_image_copyright":[],"field_asset_image_description":[]}]]À droite du professeur, l’aide, debout, suit des yeux l’opération et tient dans sa main la partie supérieure de la voûte crânienne qui a été détachée pour mettre à découvert les hémisphères cérébraux. Le cadavre est traité d’une façon dramatique, en dehors des traditions convenues des peintres des “ Leçons d’anatomie ”. Il se présente complètement de face, en raccourci poussé à un degré d’incomparable audace, les pieds très peu distants de la tête, la partie supérieure du corps relevée au-devant de la poitrine de l’opérateur. L’abdomen est ouvert et privé de ses viscères, le cerveau est mis à nu et l’on distingue, à tavers les enveloppes transparentes dont le chirurgien opère la dissection, les hémisphères cérébraux vus en perspective par leur face antérieure, avec leurs sillons ensanglantés. De chaque côté des tempes retombent de larges lambeaux du cuir chevelu.
Sur la partie inférieure du corps est jeté un linge qui dissimule sous ses plis la portion moyenne du tronc. Au-dessus, le sternum et la paroi épigastrique détachés d’après les strictes règles de la nécropsie opératoire, laissent béante une vaste plaie qui met à découvert les profondeurs de la cavité thoracique. Le sang épanché est épaissi ; les ombres caractéristiques qu’estompent ces cavités contrastent avec la clarté sinistre du linceul et avec la blancheur molle et macérée des tissus.
En face, même du tableau du Docteur Deyman, on a placé la “ Leçon d’anatomie du Professeur Ruysch ” par Adriaan Backer (1676). Cette œuvre comprend sept personnages et un cadavre étendu sur une dalle d’amphithéâtre. Parmi les personnages sont Ruysch et Aart van Swieten, qui pourrait bien être le père du savant pathologiste du XVIIIe siècle. Ruysch est le célèbre anatomiste qui porta à un si haut degré de perfection l’art des injections anatomiques et s’illustra par des travaux sur la structure des plantes. Il est le père de Rachel Ruysch, remarquable peintre de fleurs, qui contracta sa vocation en classant les plantes dans les herbiers de son père et en apprenant de lui leurs noms et leurs usages.
La scène se passe dans un amphithéâtre d’anatomie. Au fond de la salle, deux niches creusées dans le mur supportent deux statues antiques. Ruysch est représenté faisant une démonstration du canal inguinal. Il est debout derrière le cadavre, tenant un scalpel de la main droite, pendant qu’il soulève, de la main gauche, un repli aponévrotique. Le cadavre est vu en raccourci, la tête tournée vers les spectateurs. Les muscles droits de l’abdomen, la partie supérieure et interne de la cuisse sont mis à nu, les muscles restant recouverts de leurs aponévroses. Autour du maître ont pris place ses confrères, dans l’attitude variée et plus ou moins exacte de l’audition. L’un, à sa gauche, se penche vivement et avec un peu trop d’affectation pour suivre la démonstration sur le cadavre tandis qu’un groupe voisin, paraissant se désintéresser de la leçon, pose pour le public, ne regardant ni le professeur ni le sujet.
[[asset:image:6131 {"mode":"full","align":"","field_asset_image_copyright":[],"field_asset_image_description":[]}]]Il existe un autre portrait de Ruysch : le peintre Van Neck lui consacra, en 1683, une seconde “ Leçon d’anatomie ”. Le professeur avait alors quarante-deux ans. Il est représentant faisant un cours sur l’anatomie des vaisseaux du cordon ombilical chez le nouveau-né. Vêtu de noir, avec le rabat, derrière une table sur laquelle est déposé le cadavre d’un enfant, il soulève de la main droite le cordon ombilical. Les auditeurs, au nombre de cinq, entourent le maître. L’un d’eux montre du doigt le sujet anatomique à ses voisins. À gauche du tableau, un petit garçon, à mine éveillée et attentive, portant un squelette d’enfant : c’est le fils de Ruysch, qui devait devenir plus tard lui-même un sujet distingué. Ce tableau est d’une bonne facture et continue à rappeler la grande école hollandaise.
Enfin, citons, pour clore cette période, des portraits de régents de corporation : l’un, de 1684, représentant deux régents assis derrière une table sur laquelle est posé un crâne, et l’autre, de 1699, figurant deux personnages, dont l’un montre un cœur à un autre. Ce dernier est de Jurrian Pool, qui avait épousé le célèbre peintre de fleurs, Rachel Ruysch, fille du professeur d’anatomie.
Nous arrivons maintenant au dix-huitième siècle. Nous sommes dans le siècle des Encyclopédistes. Un vent d’indépendance et de liberté menance les corporations et se fait sentir jusqu’en Hollande. En même temps, on dirait qu’une brise légère a flotté sur les costumes. Les vêtements sombres et graves ont fait place à l’élégant accoutrement du petit-maître, et c’est en habit de gala, en culotte courte, le tricorne élégamment posé sur la perruque poudrée, la longue canne à la main, que les médecins désormais se font peindre.
Le type des tableaux de ce genre est la “ Leçon du Professeur Roell ” par Cornelis Troost (1725). Troost est le joyeux peintre qui a fait “ Nelri ”, scènes burlesques appartenant au musée de La Haye. Il représente le Professeur Roell faisant une leçon sur l’anatomie du genou. Le cadavre est étendu sur une table. Le professeur, debout, à droite du tableau, soulève les ligaments avec une érigne dont il tient de chaque côté une extrémité. La tête droite, le corps bien campé, dans une bonne attitude de démonstration, il fait face au public. Derrière lui, un domestique portant une boîte de scalpels, et jetant , à la dérobée, un regard sur le cadavre. À sa gauche, un personnage assis, une main appuyée sur sa canne, désigne du doigt à deux autres assistants l’articulation entr’ouverte. À droite du tableau, un bassin de cuivre. Tous ces personnages sont recouverts de costumes coquets, à couleurs vives ou tendres, et poudrés, le petit tricorne sur la tête ; ils ressemblent plus à des gentilshommes de boudoir qu’à des anatomistes. Les têtes sont cependant belles, mais la facture est, en général, froide et l’exécution maniérée.
[[asset:image:6136 {"mode":"full","align":"","field_asset_image_copyright":[],"field_asset_image_description":[]}]]La “ Leçon de Campers ”, par Regters (1758) n’est pas meilleure, mais elle emprunte une grande valeur au portrait de l’illustre anatomiste qui aimait les arts et dut souffrir de cette médiocre peinture. Camper, alors âgé de trente-huit ans, est représenté faisant la démonstration des vaisseaux du cou. Il est entouré de six régents dont l’un tient à la main le livre des privilèges de la corporation. Cette leçon est la dernière de ces œuvres originales où nous voyons revivre les chirurgiens du dix-huitième siècle, au milieu de leurs disciples, dans l’appareil même de leur enseignement. »
(La chronique Médicale, 1898)
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