« Humain, inhumain, trop humain »

Sloterdijk ou le parc humain

Publié le 22/05/2006
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A UN QUIDAM qui lui faisait remarquer qu’il n’y avait rien de nouveau sous le soleil, Einstein aurait répondu qu’il y avait bien de l’inédit : on pouvait maintenant faire sauter notre brave vieille planète. On pourrait dans cet état d’esprit ajouter que jamais les capacités d’action de l’espèce humaine sur elle-même n’avaient été aussi grandes. Au risque de l’inhumanité ?

Il y a longtemps que nous établissons des contrôles en matière d’alimentation et de santé, mais c’est dans le secteur de la reproduction et des biotechnologies que le saut qualitatif est édifiant. Citons quelques-uns de ces domaines : connaissance et maîtrise de la procréation, de la contraception et interruption de grossesse. Implants d’embryon, diagnostic prénatal, sélection génétique, demain, clonage reproductif ?

On peut voir d’après cette liste volontairement limitée qu’en plus d’agir sur nous-mêmes, nous agissons sur d’autres, nos enfants. Il y a là plus que les anciennes politiques démographiques, les biotechnologies s’insèrent au coeur de l’image que l’homme se fait de lui-même, désir de soi, de l’autre, d’éternité...

Ce tableau inspire au philosophe Peter Sloterdijk le titre inquiétant d’une conférence donnée à Francfort en 1999, « Règles pour le parc humain ». Nul doute que ces mots déclenchent ce que Yves Michaud nomme une «ambiguïté assumée». Amusez-vous à associer librement à partir de ce parc humain et voilà l’imaginaire pris entre la gaieté Disneyland, les exhibitions de « races exotiques » au début du siècle et les camps où l’on entasse les parias. Un titre qui, pourtant, ne se réduit pas à une stupide provocation.

Sélection et amélioration.

Ce qu’établit en effet Sloterdijk est un terrifiant diagnostic des temps post-modernes. Evoquant la « Lettre sur l’humanisme » de Heidegger, il note qu’il ne s’agit plus aujourd’hui sous ce noble vocable de faire sortir l’homme de la barbarie et de le rendre doux et sensible à l’autre (un sujet sur lequel Heidegger avait beaucoup à se faire pardonner).

L’essor des biotechnologies révèle, selon Sloterdijk, qu’il faut domestiquer et sélectionner la créature humaine, car, comme le résume Yves Michaud, «l’homme est non seulement le brutal éleveur des animaux, le domesticateur de la nature... il est aussi et encore plus un éleveur d’hommes, une force d’apprivoisement et d’élevage».

On le voit, il s’agit de quitter l’image trop lisse de parents éducateurs, du doux passage de Nature à Culture. De Nietzsche à Kubrick, on nous rappelle que la culture n’exclut nullement la barbarie, et l’Histoire l’a amplement prouvé. Il s’agit de montrer que la création de l’homme n’esquivera pas le problème de la sélection à tous les niveaux. Combien de médecins, de psychologues, d’enseignants travaillent aujourd’hui à conseiller, orienter, sélectionner des individus en toute bonne conscience ?

En quoi serait-il choquant, demande ingénument Sloterdijk, que ce processus se retrouve à l’origine, lorsque les biotechniques permettent d’améliorer notre être physique ? Jusqu’au Sur-homme ?

Un approfondissement de la technique.

S’il s’abstient prudemment de conclure, le mérite de ces réflexions serait de façon beaucoup plus modeste un approfondissement de la technique. Sa connaissance a été chassée des humanités classiques, on célèbre la pureté formelle des mathématiques, mais on passe vite sur « les applications techniques », expression accompagnée d’un léger mépris. Les philosophes Simondon et Dagognet semblent être les seuls penseurs à avoir restitué de la noblesse à l’objet et à la pensée technique, on ne méprise que ce qu’on ignore. Là encore, Heidegger avait préparé le terrain de façon nauséabonde, sa détestation de la technique, assimilée à la civilisation urbaine et cosmopolite, a pour contrepartie la célébration de la forêt allemande, de son « Heimat » et d’une mythologie germanique dont on a vu les illustrations.

Pourtant, que de technique injectée dans notre corps, sous forme d’organes remplacés, complétés, de prothèses de toutes sortes.

Au point que Michaud note qu’ «on pourrait dire de manière provocante que les invalides sont les précurseurs de l’homme de demain». Pour Sloterdijk, à l’évidence, c’est à partir de la technique et de ses artefacts qu’on doit poser la question d’un nouvel humanisme. Mais qu’on le veuille ou non, la création et la sélection d’un homme sans cesse amélioré ne peuvent esquiver l’inquiétude liée aux forces susceptibles de s’en emparer.

Yves Michaud, « Humain. Inhumain. Trop humain », Climats, 112 pages, 12 euros.

> ANDRÉ MASSE-STAMBERGER

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7965