NÉES TOUTES DEUX au XIXe siècle, sciences humaines et clinique moderne seront-elles amenées à envisager un sérieux rapprochement dans les prochaines années ? Ce fut le voeu de spécialistes des deux disciplines réunis le temps d’un colloque organisé par l’Institut national du cancer (Inca) au ministère de la Recherche (Paris). «Faire de la médecine l’une des sciences humaines, n’est-ce pas là convier à s’interroger sur elle-même, sur son objet, sur ses acteurs, sur ses pratiques qu’elle inaugure dans l’urgence et la nécessité, sur la façon dont elle se projette dans la société, voire la société qu’elle propose à ceux qu’elle voudrait soigner? N’est-ce pas aussi demander aux sciences humaines d’en finir avec un discours empreint de certitudes autoproclamées?», interroge Antoine Spire, qui dirige le département sciences humaines et économie du cancer de l’Inca. Pour lui, il est opportun de penser et d’inventer une nouvelle «médecine interniste à vocation humaine» dont le cancérologue serait le vecteur idéal. «Le cancérologue interniste doit arriver à prendre en compte les problèmes de la maladie et les problèmes du malade. Tout son acte clinique doit être un acte total et global qui intègre une série de facteurs aussi bien psychologiques que sociaux et biographiques. Les cancérologues ne peuvent pas être uniquement des techniciens qui prennent en charge seulement les traitements spécifiques du cancer mais doivent s’intéresser davantage à la totalité de l’individu.»
Avant cela, il faut en finir selon lui avec l’ «hypocrisie» du sempiternel adage consacrant «le patient au centre du système de soins». Un idéal prôné par les pouvoir publics qui ne reflète pourtant pas la réalité des «contraintes systémiques» du monde médical. Gérard de Pouvourville, économiste de la santé, directeur de recherche à l’Inserm, souligne les contraintes démographiques qui brident la profession. «Compte tenu de l’âge moyen des cancérologues, leur démographie médicale devrait baisser de 30% d’ici aux années 2015-2020. Certes, les mesures prises actuellement au niveau du numerus clausus pour augmenter le nombre d’étudiants en médecine vont probablement jouer, mais elles risquent de remettre le nombre de cancérologues à un niveau qui est celui d’aujourd’hui et ne permettra pas de répondre à la demande très forte de demain.»
Un observatoire du burn-out.
Pour Nicole Rascle (professeur des universités, laboratoire de psychologie, université de Bordeaux-II), l’épuisement professionnel est une très bonne illustration des conséquences des contraintes institutionnelles de l’organisation des soins : «Les sciences humaines, notamment la sociologie, ont montré l’interaction de l’épuisement professionnel sur la santé même du soignant en augmentant notamment les risques cardio-vasculaires chez ce dernier. Si l’on intervient sur l’amélioration des conditions de travail des soignants, on va non seulement intervenir sur la santé des soignants mais aussi sur la qualité des soins.» L’Inca entend réagir sur l’épuisement professionnel en créant un observatoire du burn-out autour de la question du personnel en cancérologie, qui, selon Antoine Spire, relève d’abord d’une question politique.
Question que le politologue Olivier Ihl, qui dirige l’Institut d’études politiques de Grenoble, résume d’une formule un brin provocatrice mais sans équivoque : «Les gouvernants choisissent leurs morts.» Dans l’ensemble des possibles, ajoute-t-il, des décisions sont prises, des choix sont pris, qui contribuent à valoriser tel ou tel plan de lutte contre les maladies. «Toutes les maladies n’ont pas le même rapport avec l’action des pouvoirs publics et ne bénéficient donc pas des mêmes allocations de ressources. Pour ce faire, il faut une corrélation entre l’importance scientifique et l’importance dans l’agenda politique.»
Face à ces contraintes systémiques essentielles, Franck Almaric, économiste et directeur adjoint du département sciences humaines et économie du cancer de l’Inca, pose la question de l’allocation des ressources, en abordant notamment le rapport quantité/qualité dans le temps alloué à un patient : «Un cancérologue meilleur que la moyenne doit-il passer quarante minutes avec chaque patient ou doit-il lui consacrer dix minutes et voir beaucoup plus de malades? Consacrer un temps plus important aux malades et envisager une interaction plus grande entre les sciences humaines et la médecine a un coût. Mais quel coût sommes nous prêts à payer pour cela? Est-ce qu’un patient va préférer voir un spécialiste excellent et très technique ou un autre légèrement moins bon mais qui va avoir plus de temps à lui consacrer? De même, un étudiant en médecine va-t-il prendre le temps nécessaire pour étudier autre chose?»
Pour Jean-François Morere, professeur des universités à Paris-XIII et chef de service adjoint d’oncologie médicale du CHU Avicenne, la pression de compétition qui existe tout au long des études médicales explique en grande partie l’absence de perspective humaniste au sein d’un aussi long cursus. «On les coule dans un moule d’élitisme avec des concours très compliqués, on leur apprend des choses scientifiques comme la biologie moléculaire mais moins les problèmes humains. Or, quand on interroge les cancérologues, comme ce fut le cas dans une récente étude, 66% d’entre eux ont dit ne pas avoir eu de formation sur la communication avec les patients.» Si, à l’instar de Bordeaux II, certaines facultés de médecine intègrent un volet sciences humaines à certains cursus, l’impact au niveau des étudiants reste pour le moins mitigé, comme l’indique Nicole Rascle. «Je constate qu’une majorité d’étudiants souhaiterait avoir un enseignement en sciences humaines. Mais étant donné que les sciences humaines se présentent en tant qu’option, qui n’est pas valorisée par l’institution, ils vont chercher à en prendre d’autres scientifiques et médicales qui rapportent plus.»
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