« QU'AVEZ-VOUS retenu de vos trois mois de stage? », s'enquiert le chef de service auprès des externes, qui, en guise de remerciement, organisent un pot de départ pour l'ensemble du personnel. A l'unanimité, les trois externes choisissent « l'humanité » du service. « Je suis content que vous reteniez cet aspect-là, répond le Pr Olivier Bouchaud, chef de service des maladies infectieuses et tropicales à l'hôpital Avicenne de Bobigny (AP-HP). La technique, vous aurez toujours l'opportunité de l'apprendre. C'est la relation médecin-malade qui est la clé de tout. Il faut savoir donner pour construire une bonne relation avec les patients. » Savoir donner, sans se faire dévorer, ajoute une des membres de l'équipe. C'est l'un des dangers d'une telle prise en charge, convient le Pr Bouchaud : « Plus on leur porte de l'attention, plus les gens vous renvoient de l'affectif », en particulier ceux qui sont dans une situation de détresse psychosociale et économique profonde.
« Cette détresse, nous la rencontrons quotidiennement, souligne le Pr Bouchaud. On ne peut pas se contenter de traiter la maladie, surtout lorsqu'elle est chronique et demande un suivi au long cours », comme la tuberculose ou le VIH. « Le soignant n'est pas seulement un prestataire de service. » Il ne s'agit pas, bien sûr, de révolutionner l'environnement du patient, mais de lui faire comprendre que l'on s'intéresse à lui et à son histoire, au-delà de la maladie. Le patient, compris et respecté, sera plus enclin à se soigner.
Implanté dans l'un des plus pauvres départements de France, l'hôpital Avicenne reçoit environ 50 % de patients étrangers (75 % dans le service du Pr Bouchaud). Dans le cadre d'un programme européen (« Hôpital accueillant pour les migrants »), Avicenne a mis en place un groupe de réflexion interdisciplinaire, en partenariat avec la direction, sur « l'amélioration de la prise en charge des migrants de l'hôpital ». Des journées de formation permettent de sensibiliser le personnel soignant et une consultation de conseils a été spécifiquement ouverte pour tous les voyageurs, partants ou entrants.
« Notre prise en charge est encore imparfaite, reprend le Pr Bouchaud, qui aimerait aller plus loin dans l'accompagnement. Mais nous sommes confrontés à une limite conjoncturelle et institutionnelle : nous aurions besoin, au minimum, d'un ou de deux médiateurs de santé. » Toutefois, le Pr Bouchaud, responsable du groupe de réflexion, n'est pas le seul maître d'œuvre de cette éthique de prise en charge. Toute l'équipe du service y est investie. « Il y a quelque temps, une patiente rwandaise âgée d'une trentaine d'années est venue nous voir, avec une séropositivité au VIH et une tuberculose. Elle avait quitté son pays en laissant ses enfants. C'était une femme adorable, très isolée affectivement. Elle est morte après un an de traitement. Pour l'équipe, son décès a été ressentie comme un échec profond, une blessure affective, raconte le Pr Bouchaud. L'équipe joue un rôle très important : elle assure une vigilance face à l'engagement de chacun, même si cela entraîne parfois des débats très forts entre soignants. L'équipe est le bénéfice principal de travailler à l'hôpital. »
Message surnaturel.
Masques africains, bijoux ethniques, tapisseries tribales meublent avec chaleur la salle d'attente et la pièce de consultation. La représentation de cette diversité culturelle ne signifie pas que l'on cherche à « faire du culturalisme », mais que l'on intègre les particularités culturelles de chacun, avec respect et intérêt. « L'anthropologie de la maladie est universelle, même si elle semble très enfouie dans les société dites modernes », note le Pr Bouchaud. Il y a, dans chaque maladie, une double causalité. Si le médecin, homme de science, sait expliquer la cause naturelle de la maladie (le bacille de Koch est la bactérie responsable de la tuberculose, par exemple), le patient, au creux de son esprit, tentera d'y voir un message surnaturel, inspiré soit par des ancêtres ou des esprits soit par un dieu. La croyance selon laquelle « on n'est pas malade par hasard » est largement partagée, comme en témoigne le Pr Bouchaud : « Une femme est venue en consultation parce qu'elle se plaignait de trous de mémoire. C'était une enseignante, très laïque, m'a-t-elle appris. Lorsque je lui ai annoncé qu'elle avait une encéphalite herpétique, la première chose qu'elle m'ait dit c'est : "Mais qu'est-ce-que j'ai fait au bon Dieu pour avoir ça !" Je pense que cette expression reflète quelque chose de très profond qui ressort dans un moment de stress. Et face à ce stress, la médecine biologique n'a pas toujours les armes adéquates. » Pour le médecin, il n'est pas question de faire l'impasse sur ce versant impalpable de la maladie. Car il craint de détourner les patients, migrants ou non, de la prise en charge médicale classique. Pour autant, le praticien ne joue pas un autre rôle que le sien. Il admet simplement la place d'un second intervenant, si tel est le souhait du patient. Le médecin et le malade travaillent ensemble à la guérison, dans une relation de confiance et non dans un rapport de force. Pour symboliser ce contrat, le Pr Bouchaud a d'ailleurs tenu à aménager son bureau de consultation de manière à supprimer la barrière soignant/soigné. Patient et médecin se parlent côte à côte. « Lorsque le patient veut voir un tiers, un guérisseur ou un marabout, je préfère le savoir dès le début. Un jour, un Malien qui avait contracté une maladie opportuniste grave est venu me consulter, mais il refusait la prise en charge médicale du VIH. Il m'a dit : "Je veux voir un marabout mais je reviendrai te consulter tous les trois mois pour m'assurer que son traitement marche : je lui donne un an." Malheureusement, il a, entre-temps, contracté une autre maladie opportuniste. Cette relation a été frustrante car le patient a finalement choisi de voir son marabout. Mais il a pu en parler librement. Beaucoup de patients ont peur que l'on se moque d'eux et préfèrent se taire. » Or, le silence bénéficie rarement au malade. Le Pr Bouchaud rêve d'un travail en réseau mais, stigmatisés, les sorciers préfèrent généralement rester dans l'ombre institutionnelle.
En fin de compte, souligne le praticien, ce sont moins les diversités culturelles qui sont difficiles à gérer que les difficultés sociopsychologiques des patients. « On peut apprendre à contourner les pierres d'achoppement les plus fréquentes (la symbolique du sang, la toilette, la mixité). Quand on intègre ces paramètres culturels dans notre pratique, cela devient des histoires anecdotiques. Mais, pour une raison que je ne saurais pas bien expliquer, les difficultés psychologiques sont généralement beaucoup moins acceptées lorsqu'elles viennent d'un migrant. L'agressivité est beaucoup plus impressionnante quand elle exprimée par un étranger. »
En deux minutes, un traducteur.
Restent les problèmes linguistiques. Dans son bureau de consultation, le Pr Bouchaud conserve des boîtes de médicaments afin de permettre au patient de visualiser le traitement qu'il doit prendre. Le médecin prend le temps d'expliquer, de répéter, surtout lorsqu'il s'agit d'un traitement au long cours, comme celui du VIH. « Les maladies peuvent paraître très pesantes pour les patients quand vous n'expliquez pas qu'il y a des moyens de lutter. Certains peuvent repartir avec un tel niveau d'angoisse qu'ils vont en oublier le diagnostic. Il faut s'assurer que le malade a compris. C'est un très mauvais calcul de ne pas prendre ce temps dès le début », estime Olivier Bouchaud. Mais que faire lorsque la personne ne parle pas du tout la langue ? Eviter dans tous les cas de passer par un proche, adulte ou enfant, qui pourrait transformer le message ou divulguer une information jugée infamante auprès du reste de la communauté du patient. Le mieux, c'est bien sûr de recourir à un interprète avec la garantie de l'anonymat. « A Avicenne, comme dans tous les hôpitaux de l'AP-HP, nous avons la possibilité d'utiliser un service d'interprétariat par téléphone, l'Inter-service migrants (voir encadré). En moins de deux minutes, on peut généralement obtenir un traducteur, même pour des langues peu répandues comme le peul du nord du Mali ou celui du sud mauritanien. Les traducteurs sont trop peu utilisés. C'est d'autant plus regrettable que, pour les consultations VIH, le service est gratuit », rappelle le Pr Bouchaud.
Soigner des migrants n'est donc pas autre chose que soigner des patients qui ont une histoire, une culture et une langue différentes.
Inter-service migrants, tél. 01.53.26.52.62.
Une journée de formation
Pour la troisième année consécutive, le groupe de réflexion sur l'amélioration de la prise en charge des migrants de l'hôpital Avicenne propose une journée thématique, « Communication et migrants - Mieux communiquer pour mieux soigner », qui aura lieu à l'hôpital le 21 avril à partir de 8 h 45. « Le choix de ce thème est justifié par les difficultés auxquelles nous sommes confrontés régulièrement, non seulement pour des problèmes de langue, mais aussi pour des raisons plus socio-anthropologiques, alors qu'il existe des solutions qui peuvent changer considérablement notre relation avec nos patients et donc la qualité des soins », indiquent les membres du groupe. L'entrée est libre et gratuite (possibilité de déjeuner sur place). La chanteuse malienne Fantani Touré participera à la journée.
Informations auprès du service communication d'Avicenne, tél 01.48.95.55.55.
L'AP-HP soigne en 85 langues
Au niveau des hôpitaux, les établissements ont également établi des listes des langues connues par les soignants. Au final, ce sont ainsi 85 langues qui sont ainsi parlées dans les hôpitaux parisiens.
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