Un médecin, une vie
« LES MAINS sont importantes », suggère-t-il devant l’objectif. L’homme qui promène son charme discret et un brin suranné à quelques mètres de l’Académie nationale de chirurgie n’est guère rompu à l’exercice de la pose. Quelques instants plus tôt, c’est pourtant d’une voix assurée que le Pr Bernard Devauchelle évoquait devant ses pairs, l’avenir de la greffe du visage et cette « œuvre de main que façonne le chirurgien du visage détruit ». Il rappelait au passage, contre l’avis du comité d’éthique, « que la transplantation de la face ne vaut que si elle est greffe du visage, autrement dit si elle redonne expressivité au patient, cette capacité de traduire les émotions qu’il a en lui ».
Le 27 novembre 2005, il réalisait la première greffe de visage au monde chez une patiente de 38 ans défigurée par une morsure de chien et transférée dans son service six mois plus tôt le 30 mai 2005. « Je n’ai fait de la chirurgie que pour être créateur », dit-il volontiers. Toutefois, cette première greffe, il ne l’a pas programmée. Il préfère évoquer le hasard ou le destin. Isabelle Dinoire « a été adressée par l’hôpital de Valenciennes, un hôpital qui transfère habituellement à Lille, jamais à Amiens. C’est elle qui nous a imposé la greffe comme une évidence. Je fais la visite du matin avec mon adjointe, le Pr Sylvie Testelin. On découvre le pansement, nous nous regardons. Cela s’est passé en 15 secondes », explique-t-il.
Le processus sera ensuite long et il faudra la collaboration de l’équipe du Pr Jean-Michel Dubernard de Lyon pour que le projet aboutisse. « De mon point de vue, c’est le meilleur chirurgien maxillo-facial. Il a compris que la transplantation était un travail d’équipe, pluridisciplinaire et qu’il devait associer des compétences complémentaires », confie aujourd’hui le Pr Dubernard, spécialiste des transplantations de mains.
La part de risque.
Certains de ses proches le décrivent comme « un aventurier raisonné », une image différente de celles qu’ont suggéré quelques critiques, qui ont parfois vu dans ce premier geste chirurgical le signe d’un activisme médical en quête d’exploit. Lui revendique la notion de risque. « Qu’on admette que la vie est faite d’une part de risque », lance-t-il.
Sa première passion a d’ailleurs été l’alpinisme. À 14-15 ans, muni de son guide Vallot, il a rêvé « 1 000 montagnes, 1 000 ascensions ». Lui qui a été élevé, comme ses six frères, chez les Jésuites, apprend à « prendre la mesure de son corps, de sa volonté, de ses capacités à franchir l’obstacle dans un cadre hostile et terriblement magnifique ». Il rêve de conquêtes, de parois vierges, de lieux où nul n’est encore allé mais déjà il rêve d’accompagner les autres, de devenir guide de haute montagne. L’accident et le décès de son frère aîné, « meilleur techniquement que lui », ont sans doute tempéré cette passion qu’il continuera à assouvir très tard.
Entre temps le piano et l’orgue occuperont beaucoup de son temps, jusqu’à ce qu’il comprenne que le sens profond de la partition musicale lui échappera toujours. Si la musique continue à accompagner son geste chirurgical, il concède que la main du chirurgien est différente de celle du pianiste. La première est « corticale », la seconde « sous-corticale ». « La partition chirurgicale n’est jamais écrite à l’avance. Elle se déroule en permanence sous les yeux et la main doit sans cesse s’adapter à la lecture qu’on en fait », explique-t-il.
Son bac D « 68 » en poche, il finit par faire le choix après la montagne et la musique, de la médecine – les 3 M, se plaît-il à souligner –, après avoir suivi un cursus à la fois scientifique et littéraire, dans l’éphémère section A’, créée pour les meilleurs des deux disciplines puis supprimée en 1967. Mais tenaillé par son goût littéraire, il se destine à la psychiatrie – ou plutôt à l’antipsychiatre alors en vogue – mais découvre l’enfermement des malades mentaux et « l’impuissance médicale ». Surtout, la découverte du bloc opératoire, trois mois plus tôt, aura été la révélation qui a contribué à tout balayer. « Ce fut l’éblouissement », reprenant le titre et une description de l’ouvrage de Pierre Mertens* qu’il dit ressasser depuis le début : « Un instant l’anatomiste s’interrompt dans son labeur… Sans doute veut-il laisser aussi à ses élèves mesurer la terrible splendeur de ce paysage humain que l’œil ne pourrait épuiser, dont il ne saurait se saisir, ce graphisme dont il s’efforce de suivre les lignes, de parcourir les vaisseaux. »
La découverte de l’anatomie.
Désormais, il n’aura de cesse d’intégrer le laboratoire d’anatomie. Le Dr Dominique Bats, médecin généraliste à Amiens se souvient. « Je redoublais ma première année de médecine et j’ai été élu délégué. Comme tous ceux qui ont été élevés par les jésuites, j’avais l’habitude de prendre position. J’étais le seul à pouvoir faire taire un amphi de 500 excités. Lui arrivait. C’était un gamin mais il avait une voix de vieux et déjà parlait sérieusement », raconte-t-il. Les deux hommes seront amis. Le délégué Dominique Bats était à ce moment-là moniteur du laboratoire d’anatomie et c’est lui qui appuiera sa demande auprès du patron, le Pr Maurice Laudes, également doyen de la faculté de médecine.
« C’est un opiniâtre » mais c’est aussi « un esthète et quelqu’un de sensible », précise-t-il. Et son épouse, elle aussi médecin, poursuit : « J’étais avec lui quand il a fait son premier stage d’externe en stomatologie ORL. Personne ne voulait se rendre à l’étage des cancéreux, des désespérés qui allaient mourir. Lui y allait. Je crois que sa vocation a commencé là parce qu’il n’a pas voulu se résigner. Moi cela m’a fait fuir. » Le Pr Devauchelle aussi se souvient : « J’avais lu Soljenystine. Le parallèle avec "le Pavillon des cancéreux" était saisissant. Un lieu de souffrances, dans le même temps d’humanité et d’inhumanité. J’ai découvert des gens formidables, les personnes atteintes de cancers des voies aérodigestives. Il y avait là, un silence assourdissant. Ces gens-là parlent avec leur visage et leur visage défiguré parle pour eux. Leurs cicatrices sont des cris d’appel. ».
Né à Amiens, le Pr Devauchelle se définit comme un provincial. Ses études de médecine, il les poursuivra à Amiens. Il passera un seul internat, celui d’Amiens, négligeant les deux autres options qui s’offraient à lui. Après une année en hôpital périphérique à Beauvais, il est nommé à l’hôpital d’Amiens et fait le choix de la chirurgie fine, du mou plutôt que du dur. Son patron de l’époque l’envoie apprendre la chirurgie maxillo-faciale à Paris, à l’hôpital Foch. Il participera à l’aventure de la microchirurgie, sera chef de clinique à l’hôpital Salpêtrière avant de finir son clinicat dans sa ville natale, où il sera nommé professeur des universités à 36 ans. Il n’en partira plus, même si Foch, la Salpêtrière ou Montpellier l’ont sollicité. Là, il retrouvera les patients du pavillon des cancéreux, des patients qu’il opère maintenant depuis 30 ans.
« Au début, il avait une réputation épouvantable, les anesthésistes ne voulaient pas opérer avec lui parce qu’il n’abandonnait jamais. Il refusait les opérations de propreté. Il opérait et cela pouvait durer 6, 8, 10 heures. Je crois que ceux qui l’ont suivi, sont aujourd’hui contents de l’avoir fait », explique sa condisciple du premier stage d’ORL.
DEUX DEVISES : "NE JAMAIS PERDRE SON AME" ET "NE JAMAIS LAISSER TOMBER"
Une équipe soudée.
« J’ai construit un outil de travail, j’y ai mis mon empreinte. Nulle part ailleurs je n’aurais pu le faire », reconnaît fièrement le Pr Bernard Devauchelle. Au 4e étage de l’hôpital d’Amiens, son équipe est soudée autour de lui. Les patients alcoolotabagiques cancéreux composent toujours le gros de la file active. « Les patients l’adorent », témoigne le Pr Testelin. Elle raconte les visites, un peu moins fréquentes aujourd’hui, « parce qu’il a moins de temps », où il prend justement son temps, s’assoit au lit du patient et lui parle parfois en picard mais toujours correctement. Exigeant envers lui-même, il l’est avec son équipe mais aussi avec les malades dont il respecte la dignité. « Lorsqu’on fait la visite, on va visiter le patient. La chambre lui appartient », poursuit-elle. Les consultations, elles aussi, durent longtemps. En particulier lorsqu’il reçoit ceux qu’il a opérés d’un bec-de-lièvre ou d’une fente palatine. « Pour moi, cette opération est encore un ravissement. C’est comme la transplantation. Il y a l’acte technique et puis il y a l’accompagnement. Vous devez voir comment l’individu s’est construit et s’est réalisé en dépit du handicap », indique « BD », ainsi qu’on l’appelle dans le service, seule concession à la familiarité. Après plus de 20 ans de collaboration, celle qui fut sa première élève, celle qui a fait le choix de la chirurgie maxillo-faciale quand elle l’a vu opérer – « c’était beau, élégant, pesé, soigné » – continue à le vouvoyer.
Cet homme qu’elle décrit comme « bien élevé, galant, délicat et très attentionné » reste le phare de l’équipe, c’est lui le guide. L’équipe se rallie à ses devises, comme celle de ne jamais faire simple quand on peut faire compliqué. « Cela oblige à toujours remettre en question ce qu’on fait pour le malade à ne pas se contenter de recettes », déchiffre le Pr Testelin. Ses autres devises, « Ne jamais perdre son âme » et « Ne jamais laisser tomber », ont permis à l’équipe de rester soudée même au plus fort de la tourmente. Cette même équipe sait aussi veiller sur le patron quand parfois il doute ou est en prise à de grands moments de découragement. Au moment de la greffe de visage, l’état de son épouse, atteinte d’un cancer, a empiré. « Il l’a accompagnée. Il était comme dans deux mondes. À l’hôpital, il avait la distance nécessaire et ne laissait rien paraître », raconte pleine d’admiration Sophie Testelin. « L’épreuve nous a rapprochés. Je suis serein par rapport à la mort. La vie est une courte parenthèse entre deux infinis », confie le Pr Devauchelle. La sculpture en acier commandé à l’artiste Robert Schad est là pour en témoigner au cimetière de la Madeleine.
Isabelle Dinoire, elle, fait aujourd’hui partie du service. Les anniversaires de la greffe, elle adore les passer avec sa deuxième famille, « sauf cette année, où son bilan des 5 ans sera réalisé à Lyon », précise le Pr
Testelin. Son visage a fait taire la plupart des objections à la greffe. « Il est des actes qu’on ne peut évaluer qu’une fois où ils ont été réalisés », assène le Pr Devauchelle. Au CHU d’Amiens, un deuxième patient a, comme elle, bénéficié quatre ans presque jour pour jour après et avec la même chronologie des événements, d’une greffe partielle du visage.
« Aujourd’hui je me sens une grande responsabilité. Être monté sur la plus haute marche crée des devoirs. » Lui qui ne se reconnaît aucun maître en chirurgie, parce que « le savoir faire n’est pas transmissible », se réfère à une légende de la montagne, Walter Bonatti, qui, au fait de sa gloire, a choisi de devenir guide de haute-montagne plutôt que « d’aller plus loin dans une surenchère imbécile ». L’institut Faire Faces totalement dévolue à la défiguration devrait voir le jour en 2011.
* « Les Éblouissements », Seuil, Paris, 1987.
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