M'apprêtant dans quelques mois à laisser l'internat pour enfin devenir psychiatre comme vous, je réalise avec effroi que mes repères fondamentaux, mes vérités premières, mes réflexes presque « de survie », et en fait, tout ce à quoi je croyais avoir été formé, s'effondre.
Je ressors précipitamment de la chambre d'une résidente d’Ehpad très âgée qui vient de m’en chasser en criant qu'on lui fasse « l'injection finale ». Plus que les visages mi-dépités, mi-soulagés (le psy aussi s'y est cassé les dents !), ce sont les petites phrases d’allure empathique échappées qui achèvent de me sonner alors que je quitte rapidement l’établissement : « Ça fait des mois que ça dure, il est temps », « Je la comprends », « C’est le mieux pour elle maintenant ».
Sauf que non. Comme un odieux conservateur, un mandarin d'un autre temps, je me raccroche à une certitude qui semble périmée face au progrès à sens unique de notre époque : ces paroles de mon ancien chef de service qui répétait que « derrière une demande de mort, se cache toujours une souffrance à soulager, à apaiser, à soigner ».
Alors, dans les plaintes de cette dame, je peux maintenant voir cette souffrance insupportable et surtout la main tendue à attraper pour la tirer du désespoir mortel dans lequel elle est enfermée depuis plusieurs mois déjà. C’est une dépression compliquée d’idées suicidaires, chez une patiente qui présente aussi plusieurs maladies chroniques ou incurables. Loin d’être un diagnostic exceptionnel de nos jours, il n’est que trop insuffisamment posé et pris en charge étant donné le mauvais état de nos Ehpad et plus généralement de l’ensemble de nos services médicosociaux consacrés aux plus âgés et aux plus vulnérables.
S’en suit alors un doute horriblement vertigineux : cette dame chez qui je diagnostique et soigne une dépression compliquée d’idées suicidaires, qu’adviendra-t-il d’elle une fois que la loi sur l’aide à mourir sera votée ? Accèderai-je à sa demande euthanasiaire ou suicidaire ? Sa guérison serait-elle alors aujourd’hui une course contre la montre, et sa vie, comme suspendue au projet de loi ? Horreur impensable et insensée.
J’aimerais alors tant croire aux arguments que le lecteur candide mais tatillon me rétorquera à ce moment au sujet du « modèle français de l'aide à mourir », qui serait une affaire si suffisamment bien ficelée et accrochée qu’elle ne se laissera pas entraîner dans la pente glissante qui a déjà fait dériver partout où ils existent l’euthanasie et le suicide assisté jusqu'aux maladies neuropsychiatriques, jusqu’aux enfants et aux bébés, et même jusqu’aux conjoints d’euthanasiaires, mais c’est impossible. Plus que par manque de confiance en nos gouvernements actuel et à venir, c’est parce que dans ses termes et dans son sens même, la décision de mise à mort du soigné par le soignant me paraît impensable et insensée.
Ainsi, l’aide à mourir est-elle…
… une question de choix ? Ils sont 200 000 chaque année en France à le concrétiser par une tentative de suicide, alors que la loi n'a pas été votée ni les moyens donnés ! De tels chiffres, que l’on sait sous-estimés, nécessiteraient d’ailleurs la mise en place de moyens industriels, dont l'efficacité a déjà été démontrée aux temps les plus sombres de notre histoire humaine, où l’on présentait déjà l'euthanasie comme un progrès et un service rendu.
… une question de liberté ? Les soignants en psychiatrie expérimentent chaque jour le fait que l’envie de mourir est tout sauf une liberté, et encore plus évidemment lorsqu’elle est contrainte par l’angoisse ou le désespoir, la souffrance psychique ou physique, l’annonce d’une maladie grave ou d’un avenir difficile voire impossible. La réponse est alors toujours, y compris parfois contre la volonté du patient : soigner. C’est dans le soin qui ramène à la vie et désaliène qu’existe la liberté, et certainement pas dans une demande de mort faite le couteau sous la gorge.
… une question de maladie grave et incurable ? Outre le fait que la médecine n’est pas une science exacte, et qu’établir des pronostics à court et plus encore à moyen terme est très souvent hasardeux, surtout lorsqu’il s’agit d’acter le moment idéal pour provoquer la mort, qui ira retenir l’euthanasiaire en lui disant que sa maladie n’est « pas grave » tout en lui garantissant la « curabilité » ? Est-il prévu un référentiel des maladies « graves » et des maladies « pas graves », et un autre des maladies « incurables » et des maladies « curables » ? Ou cela sera-t-il laissé à l’appréciation du soigné, d’un ou deux soignants, de l’entourage, ou de l’ambiance socio-économique du moment ?
… une question de souffrances insupportables et/ou réfractaires ? Idem, qui pourra expliquer au soigné que sa souffrance est « supportable » ici ou « insupportable » là ? Et qu’entend-on par « réfractaire », sachant que les dispositions légales actuellement appliquées dans les services de soins palliatifs (du moment que l’on permet à ceux qui en ont besoin d’y avoir accès), permettent déjà de soulager les patients même si cela doit entraîner leur mort ?
L’assemblage de ces termes indéfinis et changeants aboutit à une chimère que l’on nomme « aide à mourir »
Ainsi, l’assemblage de ces termes indéfinis et changeants aboutit naturellement à une chimère que l’on nomme en France « aide à mourir », et qu’on voudrait, et cela est déjà nettement moins naturel, nous vendre comme quelque chose de raisonnable et sensé. Faute de pouvoir la penser et faute de pouvoir y trouver un sens, les soignants la rejettent massivement. Il ne reste alors pour en parler que les politiques et les financiers, les « stars de l’euthanasie » à la télé et sur les réseaux sociaux, les malades désespérés et les familles traumatisées par des fins de vie non prises en charge, cela devant un public majoritairement acquis, qui, ne pouvant se figurer sa propre mort (est-ce si surprenant ?), évacue la question en voyant dans l’aide à mourir un moyen d’évacuer la mort et ce qui l’entoure.
Mes chers maîtres, ce n’est pas vous qui écrirez les prochaines recommandations de suicidologie intégrant l’aide à mourir, car aucune réponse soignante n’est possible face à cet impensable et insensé. Si l’on refuse de parler de l’aide à mourir par souci économique, par soif de visibilité, par désespoir, ou par peur, et si l’on s’impose de s’y confronter, alors on voit qu’elle est comme essayer de faire la différence entre le bon et le mauvais suicide : un sketch absurde mais mortel. Pour ma part, je continuerai, pour cette dame et pour tout le monde, à suivre ce précepte désormais auto-enseigné De la vitale nécessité de soigner les euthanasiaires (et les autres) (L’Information psychiatrique, 2024/7 Volume 100, par Hugo Tiercelin).
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