Les thérapies ciblées et les immunothérapies sont associées à un large éventail de complications cutanées. Fréquentes, ces dermatoses peuvent représenter le principal fardeau de ces nouvelles thérapeutiques anticancéreuses. Elles réduisent significativement la qualité de vie des patients. Au point d’apparaître plus sévères pour les thérapies ciblées ou immunothérapies que pour les chimiothérapies classiques. Ces dermatoses sont les effets indésirables à la plus forte composante émotionnelle, avant même les autres symptômes et la douleur. La prise en charge sera un élément majeur dans l’évolution des cancers.
DE QUOI PARLE-T-ON ?
Ces molécules récentes inhibent des cibles communes à la cellule tumorale et aux cellules de la peau. Par conséquent, bien que destinées à traiter le cancer, les thérapies ciblées et les immunothérapies endommagent également la peau et ses phanères chez presque tous les patients, indépendamment de la voie bloquée.
Les thérapies ciblées
Alors que les chimiothérapies classiques bloquent les processus impliqués dans les divisions cellulaires des cellules cancéreuses, les thérapies ciblées reposent sur des molécules dirigées contre des anomalies moléculaires impliquées dans le processus tumoral. Elles agissent en bloquant des récepteurs membranaires ou d’enzymes intracellulaires.
→ On distingue ainsi deux grandes classes de traitement (voir encadré E1) :
– Les anticorps monoclonaux qui sont administrés par voie veineuse. Ils ciblent les récepteurs extracellulaires.
– Les inhibiteurs de tyrosine kinase qui s’administrent per os. Ils inhibent l’activité enzymatique intracellulaire (mono ou multicible).
L’immuno-oncologie
L’immunothérapie moderne se basant sur les inhibiteurs de points de contrôle (ou de checkpoints) change l’approche thérapeutique du cancer. Les médicaments ne ciblent plus seulement les cellules devenues cancéreuses mais stimulent les défenses de l’organisme vis-à-vis des cellules tumorales. Ces dernières expriment souvent à leur surface des molécules qui, en interagissant avec des récepteurs, bloquent la capacité des lymphocytes T à les éliminer. Les cibles qui ont démontré un intérêt thérapeutique sont les récepteurs CTLA-4, PD-1 et PD-L1 exprimés à la surface des lymphocytes T. Les anticorps anti-CTLA-4, anti-PD-1 et anti-PD-L1 lèvent cette interaction et permettent aux lymphocytes T de retrouver leur capacité à éliminer les cellules tumorales.
E1. LES PRINCIPALES THÉRAPIES CIBLÉES À TOXICITÉ DERMATOLOGIQUE
• Anti EGFR (epidermal growth factor) : Cétuximab, Panitumumab, Erlotinib, Géfitinib
• Anti HER : Lapatinibk, Afatinib, Dacomitinib
• Anti MEK : Trametinib, Cobimétinib
• Inhibiteurs de mTOR (temsirolimus, everolimus)
• Inhibiteurs anti-angio-géniques multikinase anti VEGFR (vascular endothelial growth factor), anti PDGFR (platelet derived growth factor) : Sutinib, Sorafenib, Cabozantinib, Axitinib, Pazotinib
• Inhibiteurs de BRAF : Dabrafenib, Verumafenib, Encorafenib
• Inhibiteurs BCR-ABL : Imatinib
TOXICITÉ CUTANÉE DES THÉRAPIES CIBLÉES
Les toxicités dermatologiques des thérapies ciblées sont extrêmement fréquentes et doivent parfois être plus considérées comme un effet attendu du traitement qu’un véritable effet indésirable. Elles sont avant tout secondaires à l’inhibition de cibles communes entre la cellule tumorale et la peau. Par exemple, le récepteur à l’EGFR (epidermal growth factor), qui est une cible majeure en oncologie, joue aussi un rôle fondamental dans l’homéostasie épidermique. Son inhibition à visée thérapeutique s’associe donc à une toxicité dermatologique très fréquente.
L’éruption acnéiforme
Ces éruptions précoces (dans le premier mois) prédominent sur les zones riches en glandes sébacées (cuir chevelu, visage, torse). Cliniquement, les lésions apparaissent comme des papules centrées par un follicule pileux. Contrairement à l’acné, elles ne s’accompagnent pas de microkystes ni de points noirs. Une sécheresse cutanée avec fissures et un prurit sont fréquemment associés, favorisant la surinfection secondaire à Staphylococcus aureus.
Ces molécules ont un potentiel phototoxique, l’exposition au soleil peut exacerber leur toxicité.
→ Il s’agit d’une toxicité fréquente et caractéristique des thérapies ciblées inhibant les récepteurs HER, plus spécifiquement le récepteur EGFR (epidermal growth factor) (ou HER1). L’incidence globale varie entre 25 et 85 % en fonction des molécules. Elle est plus élevée avec les anticorps monoclonaux (cétuximab, panitumumab) qu’avec les inhibiteurs de tyrosine kinase (erlotinib, géfitinib, dacomitinib, afatinib…). Les inhibiteurs de MEK (tramétinib, cobimétinib) et dans une moindre mesure les inhibiteurs mTOR (évérolimus, temsirolimus) peuvent aussi induire ce type d’éruptions.
→ L’amélioration, voire la régression spontanée, survient en général en quelques semaines. Toutefois, il est recommandé d’utiliser une tétracycline (doxycycline) par voie orale pour prévenir la survenue et l’intensité des rashs. L’adjonction de dermocorticoïdes, d’une photoprotection adaptée et d’émollients peut être aussi nécessaire. Ces mesures administrées en préventif plutôt qu’en curatif durant les 6 premières semaines réduisent significativement l’incidence du prurit et du rash, ainsi que celle des paronychies (inflammations péri=unguéales).
TOXICITÉS DES THÉRAPIES CIBLÉES SUR LES MUQUEUSES ET LES PHANÈRES
• Les atteintes muqueuses buccales se présentent sous la forme d’ulcérations aphtoïdes bien circonscrites, avec un impact fonctionnel parfois majeur, source d’arrêt du traitement. Ces ulcérations sont surtout fréquentes avec les inhibiteurs mTOR (35-55 % des patients traités), représentant la toxicité la plus limitante de cette classe thérapeutique. Elles sont plus rares avec les inhibiteurs multikinase anti-angiogéniques ou les inhibiteurs HER. Parfois, la symptomatologie se résume à une dysesthésie buccale et/ou un énanthème diffus avec dysgueusie.
• Les principales toxicités unguéales sont les paronychies (inflammation péri-unguéale) et les granulomes pyogéniques (tissu de granulation avec aspect de pseudo-ongle incarné). Elles s’observent principalement avec les inhibiteurs HER (incidence de 15 à 20 %) et dans une moindre mesure avec les anti-MEK et les inhibiteurs de mTOR.
• Au niveau des follicules pileux, on observe peu d’alopécies mais plutôt des
modifications d’aspect des phanères : alopécies modérées, cheveux secs et cassants, hypertrichose, dépigmentation (inhibiteurs HER, inhibiteurs BRAF, inhibiteurs de KIT).
Xérose et rashs
→ La xérose est très fréquente, quelles que soient les molécules.
→ Le vemurafenib peut provoquer un rash diffus inflammatoire, voire des toxidermies rares mais graves à type de syndrome de Stevens Johnson, de DRESS syndrome, etc.
→ On peut observer un rash eczématiforme aux anti EGF-Récepteurs, d’apparition plus tardive (3 semaines à 2 mois), se manifestant par un érythème des parties découvertes. Et s’accompagnant d’une pulpite sèche et fissurée, d’une atteinte douloureuse des talons et d’un prurit.
→ Les anti MEK sont parfois responsables d’une pulpite sèche.
Le syndrome main-pied
Il s’agit de lésions hyperkératosiques, épaisses, jaunâtres, parfois douloureuses des paumes de mains et des plantes de pieds – les zones de pression ou de friction (interphalangiennes). Elles surviennent généralement dès le premier mois du traitement (entre 2 à 4 semaines). Elles peuvent impacter la capacité des patients à la marche.
Les principales molécules responsables sont certaines thérapies ciblées, inhibant à la fois les récepteurs PDGF et VEGF ou la voie BRAF.
Le traitement repose sur les antalgiques, les soins locaux, les kératolytiques si les lésions sont limitées (grade 1). En cas de lésions constituées, bulles, œdèmes, douleur et gêne fonctionnelle (grade 2), des dermocorticoïdes sont associés. Le grade 3, celui des lésions sévères avec impotence fonctionnelle, impose l’arrêt du traitement d'une corticothérapie orale.
E2. LES INHIBITEURS DE CHEKPOINTS À TOXICITÉ DERMATOLOGIQUE
• Anti-CTLA-4 (cytotoxic T lymphocyte-associated antigen 4) : Ipilimumab
• Anti-PD-1 (programmed cell death protein 1) : Nivolumab, Pembrolizumab
TOXICITÉ CUTANÉE DES IMMUNOTHÉRAPIES
Les effets secondaires liés à l’immunité causés par les inhibiteurs de points de contrôle peuvent toucher tous les organes et tissus (peau, côlon, poumons, foie, organes endocrines). La toxicité dermatologique des anticorps monoclonaux ciblant PD-1, PD-L1 (son ligand) ou CTLA-4 représente un des plus fréquents effets indésirables immunologiques des immunothérapies (40 % des patients). Cette toxicité reste généralement d’intensité légère, permettant la poursuite du traitement.
Le rash maculopapuleux
Il touche 14 % à 40 % des patients selon la molécule prescrite. C’est l’effet secondaire cutané le plus fréquent. Il apparaît dès les premières perfusions. Il touche principalement le tronc et les extrémités, épargne le visage le plus souvent. Sensations de brûlures ou prurit sont souvent associés.
Bien qu'ils soient généralement peu sévères avec les monothérapies, ces effets indésirables impactent la qualité de vie. Lorsqu’ils sont invalidants, une suspension thérapeutique peut être nécessaire. Leur prise en charge précoce permet une poursuite du traitement par les anticorps ciblant PD-1, PD-L1 ou CTLA4.
→ Conduite à tenir en fonction de la gradation des lésions :
♦ Si les macules/papules couvrent moins de 10 % de la surface corporelle (SC) avec ou sans symptômes associés (prurit, brûlures, raideur), alors le traitement est symptomatique : émollient sur tout le corps, dermocorticoïdes de classe forte ou très forte. Un traitement antihistaminique sera associé en cas de prurit. L’immunothérapie est poursuivie à ce stade. Une évaluation se fait à deux semaines.
♦ Si les macules/papules couvrent 10 % à 30 % de la SC avec ou sans symptômes associés (prurit, brûlures, raideur) interférant avec les activités instrumentales de la vie quotidienne, alors un avis dermatologique spécialisé s’impose. Et un traitement symptomatique (identique à celui du grade 1) est entrepris. à deux semaines, en cas de persistance ou d’intolérance, une corticothérapie PO est instaurée et l’immunothérapie est interrompue. Dès l’amélioration, l’immunothérapie est réintroduite.
♦ Si les macules/papules couvrent plus de 30 % de la SC avec ou sans symptômes associés interférant avec les activités élémentaires de la vie quotidienne, l’avis dermatologique s’impose d’autant plus. L’immunothérapie est interrompue et le traitement est symptomatique (comme grade 1) par corticoïdes. L’évaluation à 2 semaines permet une reprise de l’immunothérapie. En cas de persistance ou d’aggravation, l’hospitalisation s’impose.
→ Si les lésions sont atypiques ou résistantes, il est essentiel de réaliser une biopsie puisqu’il existe aussi des dermatoses spécifiques induites par l’immunothérapie : psoriasis, pemphigoïdes bulleuses auto-immunes, réactions lichénoïdes.
TOXICITÉS DES IMMUNOTHÉRAPIES SUR LES MUQUEUSES ET LES PHANÈRES
• La toxicité muqueuse endobuccale des inhibiteurs de checkpoints est encore peu connue. On observe des réactions lichénoïdes. Une atteinte génitale de même type est aussi possible. La survenue d’une xérostomie est fréquente.
• Une réaction auto-immune de type pelade peut apparaître, notamment avec l’ipilimumab.
Le prurit
Il est souvent au premier plan. Sa présence n’interdit généralement pas la poursuite du traitement. Léger ou localisé, il répond aux émollients et aux antihistaminiques oraux. Des dermocorticoïdes sont ajoutés lorsqu’il se diffuse. Un avis dermatologique est nécessaire en cas de forme atypique, persistante ou sévère, pour une biopsie cutanée.
Les réactions lichénoïdes
Il s’agit du deuxième type d’atteinte cutanée en fréquence. Elles apparaissent surtout dans les huit premiers mois de l’immunothérapie, sous forme de papules érythémato-violacées, préférentiellement localisées dans le haut du dos et le décolleté surtout. Le prurit peut-être intense.
L’atteinte des muqueuses buccales et génitales est possible.
La prise en charge repose sur les émollients, les antihistaminiques, les dermocorticoïdes classe forte ou très forte. La corticothérapie générale s’impose en cas d’échec des mesures précédentes.
Psoriasis induit
Il peut s’agir soit de la réactivation d’une maladie psoriasique prééxistante (cas le plus fréquent), soit d'un psoriasis de novo. Le délai d’apparition varie de 1 à 3 mois, il peut être plus court si le psoriasis est préexistant. Un avis dermatologique est souvent nécessaire quand les dermocorticoïdes sont insuffisants.
Dermatoses auto-immunes
Une maladie auto-immune dermatologique peut parfois survenir dans ce contexte. Le tableau le plus caractéristique est le déclenchement d’une pemphigoïde bulleuse. Typiquement, on observe des placards érythémateux, des bulles tendues, un prurit d’apparition 3 semaines à 20 mois après le début de l’immunothérapie. Quelle que soit l’étendue des lésions, un avis dermatologique s’impose pour préciser le diagnostic, entreprendre un traitement et décider éventuellement de la suspension de l’immunothérapie.
Réactions vitiligoïdes
Elles sont plus fréquentes avec les anti-PD-1 (8 % environ). Surtout, elles ne s’observent que chez les patients traités pour un mélanome. Une dépigmentation des poils et cheveux peut s’y associer.
Carcinomes cellulaires squameux
Les inhibiteurs de BRAF qui sont utilisés pour les mélanomes métastatiques peuvent paradoxalement, chez 20 % des patients, développer secondairement des tumeurs cutanées, telles que des carcinomes cellulaires squameux et des kératoacanthomes. Des antécédents familiaux de cancers cutanés aggravent ce risque.
Modifications de lésions pigmentées
Des modifications de lésions pigmentées préexistantes ont été rapportées. Un traitement par vemurafenib modifie la moitié des lésions mélanocytaire. Une surveillance clinique au cours du traitement est donc indispensable.
MESURES PRÉVENTIVES DES COMPLICATIONS DERMATOLOGIQUES
• Il est préconisé de limiter l’exposition au soleil et d’utiliser une protection solaire (protection vestimentaire et port d’un chapeau, utilisation d’une crème solaire avec indice de protection élevé, SPF 30 ou plus, à appliquer toutes les 2 heures).
• La peau doit rester propre et être protégée. L’utilisation des soins de dermocosmétologie associant base lavante sans parfum, de pH voisin de la peau (5,5) et un émollient (crème hydratante) est conseillée pour éviter les irritations.
• Les patients doivent également être informés qu’il faut éviter toute irritation par des facteurs physiques (chaud, froid...) ; les traumatismes locaux (chaussures serrées et/ou à talons, vaisselle, bricolage...) ; les crèmes grasses.
• Les patients doivent garder leurs mains au sec et hors de l’eau si possible. Ils doivent éviter les traumatismes (notamment lors de pédicuries et manucuries) ainsi que toutes pressions sur les ongles. Les ongles sont coupés droit et pas trop courts.
• Une bonne hygiène dentaire, voire des soins adaptés, sont nécessaires. Utiliser pour l’hygiène dentaire une brosse à poils doux, du bicarbonate de sodium et des bains de bouche sans alcool. L’alcool, les aliments épicés et très chauds sont déconseillés.
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