Selon le Baromètre santé 2010 (1), 44,4 millions de personnes ont expérimenté l'usage de l'alcool en France en 2010, faisant de celui-ci le produit psycho-actif le plus consommé. Malgré tout, la consommation quotidienne de boissons alcoolisées chez les 18-75 ans accuse une baisse régulière depuis plusieurs décennies : 24 % en 1992, 22 % en 2000,16 % en 2005, et 12 % en 2010. Ces usagers quotidiens sont plutôt des hommes, de 45 ans et plus, consommateurs de vin.
En dépit de cette amélioration globale, l'autre tendance est l'augmentation de la consommation ponctuelle de quantités importantes d'alcool (au moins 6 verres) au cours d'une même occasion, à différencier du binge drinking (pratique consistant à boire plusieurs verres d’alcool hautement titrés dans un court laps de temps dans une perspective de "défonce"), mais dont l'ivresse est la conséquence potentielle : ces consommateurs-là sont plutôt des hommes de moins de 35 ans, mais l'ivresse féminine augmente dans des proportions inquiétantes.
Par ailleurs, les épisodes d'ivresse, binge drinking inclus, augmentent dans toutes les classes d'âge et pour les deux sexes, mais la hausse est plus sensible chez les jeunes de 18 à 34 ans, notamment chez les jeunes femmes de 18 à 25 ans (1). Chez les jeunes de 17 ans, les données de l'étude ESCAPAD (2) montrent l'augmentation importante des alcoolisations ponctuelles (53,2 % des jeunes en 2011 vs 45,8 % en 2005).
ALCOOLODÉPENDANCE : CHANGEMENT DE DÉFINITION
-› La prochaine version du DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders), à paraître en mai 2013 (DSM-V), posera de nouveaux repères pour qualifier l'alcoolo-dépendance. D'où découlera la mise en place de stratégies plus souples de prise en charge des troubles liés à l'alcool, stratégies déjà utilisées en pratique par de nombreux médecins.
Le DSM-IV TR, en vigueur actuellement, classe globalement les troubles liés à la prise régulière d'alcool en deux catégories : abus (correspondant globalement à "l'usage nocif" de la classification CIM 10 de l'OMS), et dépendance, qui met en avant la notion de perte de contrôle de la consommation. Avec cette définition, un sujet est alcoolo-dépendant ou ne l'est pas. "Avec le DSM V, explique le Pr Reynaud, cette approche catégorielle sera remplacée par une approche dimensionnelle, qui définira plusieurs niveaux de dépendance (sur une échelle de 0 à 11) et abolira la frontière très nette entre abus et dépendance. En effet, un patient abuseur (selon le DSM IV), même s'il gère sa consommation et n'en a pas complètement perdu le contrôle, continue à boire de l'alcool alors même qu'il présente des dommages somatiques, sociaux ou psychologiques et qu'il le sait. Ce qui témoigne d'un certain degré de dépendance, même s'il parvient à rester abstinent certains jours de la semaine et a une consommation intermittente. Le DSM V réunira les critères de l'abus et de la dépendance, et intègrera par ailleurs des items définissant le craving, qui correspond au besoin compulsif de consommer".
-› Pour l'heure, les différents types d'usage d'alcool figurant dans les recommandations 2001 de la Société française d'alcoologie (SFA), peuvent être utilisés (Voir encadré 1). "Il faut simplement nuancer la notion de dépendance et considérer qu'il existe des formes de dépendance plus ou moins graves". Les seuils de consommation définis par l'OMS restent inchangés.
REDUCTION DE CONSOMMATION OU ABSTINENCE ?
-› Les recommandations qui ont cours actuellement en France (Anaes 1999, réf 4 ; SFA 2001, réf 3 ; Anaes 2001, réf 5) préconisent l'abstinence durable et définitive comme objectif thérapeutique en cas d'alcoolo-dépendance. Il y est stipulé qu'il ne s'agit pas d'un but en soi, l'objectif principal étant le retour à une vie satisfaisante, mais l'abstinence constitue cependant le seul critère objectif de l’interruption de la dépendance.
Pour les sujets ayant un usage nocif de l'alcool, le but est de favoriser le retour de la consommation dans les limites de l'"usage" voire vers le non-usage temporaire ou définitif (3).
En cas d'usage à risque, il s'agit de favoriser le retour de la consommation dans les limites de l'"usage" (3).
-› En 2010, les recommandations européennes sur l'alcoolo-dépendance (6) maintiennent l'abstinence totale comme but à atteindre, mais admettent un objectif intermédiaire de réduction des risques. Celui-ci repose sur une baisse significative de la consommation sans passer nécessairement par un sevrage préalable, mais avec comme objectif de parvenir à l'abstinence dès que possible.
-› Aujourd'hui, on dispose d'études (Cohorte NESARC, Dawson, Alcohol Clin Exp Res 2007 ; Gual, Alcohol 2009) montrant le bénéfice, pour certains patients alcoolo-dépendants, d'une prise en charge basée sur le retour à une consommation contrôlée, et non sur l'abstinence à vie (7). Cette question divise encore les alcoologues, car les avantages de l'abstinence sont bien connus : amélioration des symptômes et des désordres liés à l'alcool, réduction du risque de perte de contrôle de la consommation et de rechute, suppression de l'exposition du cerveau au produit "alcool", meilleure récupération neuronale. Mais pour le Pr Reynaud, "l'abstinence définitive ne constitue plus le gold standard, et une personne alcoolo-dépendante n'est pas nécessairement condamnée à l'échec si elle refuse la solution de l'abstinence. Celle-ci reste indispensable pour les patients les plus gravement dépendants ou pour ceux présentant des dommages majeurs, tels qu'une atteinte hépatique sévère ou une encéphalopathie. La nouvelle version du DSM V permettra de différencier ces patients de ceux atteints moins sévèrement, et de réfléchir à des stratégies de prise en charge plus souples. Ainsi, on peut proposer aux sujets dont la dépendance est faible ou modérée, c’est-à-dire à ceux ayant un usage à risque ou un usage nocif, et/ou à ceux ayant des épisodes d'ivresses répétées, de revenir à une consommation contrôlée. En pratique, il est utile d'établir avec le patient un contrat précisant les objectifs de consommation, comportant un cahier journalier de suivi des consommations".
Cette alternative thérapeutique facilite l'accès aux soins et correspond de fait à la demande d'environ 50 % des patients (8), dont certains utiliseront d'ailleurs cette période pour parvenir secondairement à l'abstinence. La vision pessimiste qui régulait la prise en charge du mésusage de l'alcool il y a encore 10 ans (10 à 20 % seulement d'évolution favorable sans traitement, 30 à 40 % avec traitement) n'est plus d'actualité.
-› Certains profils de patients pourraient bénéficier plus que d'autres de la consommation contrôlée. Outre un faible niveau de dépendance, l'absence de comorbidité psychiatrique et d'antécédents familiaux d'abus d'alcool, ainsi que le fait d'appartenir à un milieu social aisé pourraient constituer des éléments de bonne réponse à la stratégie de consommation contrôlée (7). Sans oublier l'influence des facteurs génétiques.
-› La dépendance peut-elle disparaître avec l'abstinence prolongée ? "À ce propos, les données sont encore réduites. Certains sujets anciennement alcoolo-dépendants peuvent se remettre à consommer de façon contrôlée, d'autres non. Le "marquage" en revanche persiste probablement dans les formes les plus graves de dépendance. Mais pour l'heure, nous ne disposons d'aucun marqueur permettant de savoir si un patient a repris le contrôle de sa consommation ou pas".
-› Le sevrage (non développé ici) est recommandé en France en cas d'alcoolodépendance (mais pas en cas d'usage nocif) (3 ; 4). La plupart du temps, il peut être réalisé en ambulatoire, sous couvert d'un traitement par benzodiazépines et d'un accompagnement psychologique. "Si l'on opte pour la réduction de consommation, la période de sevrage n'est pas indispensable. Mais si elle est acceptée, elle a l'avantage de permettre au patient d'expérimenter le "fonctionnement" sans alcool".
LES MÉDICAMENTS ADDICTOLYTIQUES
Le traitement médicamenteux intervient toujours en complément de la prise en charge psycho-sociale (5).
Déjà disponibles
Deux médicaments, l'acamprosate et la naltrexone, ont l'AMM en France dans le maintien de l'abstinence chez les patients alcoolo-dépendants, et un, le disulfirame, est indiqué dans la prévention des rechutes au cours de l'alcoolodépendance.
-› L'acamprosate est un analogue du GABA (acide gamma-aminobutyrique) qui restaure la transmission Gaba-ergique (inhibitrice), diminue la transmission glutamatergique (excitatrice) et in fine, module la libération de dopamine. La naltrexone est un antagoniste des opiacés, qui réduit la libération de dopamine et diminue le plaisir associé à la consommation d'alcool. "Les stratégies de réduction de consommation n'étant pas encore officialisées en France, l'AMM de ces deux médicaments reste pour l'heure ciblée sur l'abstinence. Pour la même raison, ils ne concernent que les sujets alcoolo-dépendants, excluant de fait les sujets abuseurs. Or des données montrent aujourd'hui l'efficacité de l'acamprosate et de la naltrexone dans le cadre d'une réduction de consommation, ainsi que chez les patients ayant un usage nocif d'alcool".
Dans les études, les sujets possédant un variant génétique codant pour les récepteurs opioïdes répondent mieux à la naltrexone. "Mais ce point n'a pour l'instant aucune traduction clinique. On peut dire cependant que la naltrexone agit plutôt en limitant les accès de consommation aiguë chez les sujets à la recherche de sensations, tandis que l'acamprosate convient plutôt aux patients ayant un état anxio-dépressif surajouté. Si besoin, les deux molécules peuvent être associées".
L'acamprosate est prescrit au maximum pour un an, la naltrexone pour 3 mois. La prise concomitante d'alcool ne modifie pas les propriétés pharmacocinétiques de l'acamprosate, mais est déconseillée avec la naltrexone. Par ailleurs, celle-ci ne doit pas être prescrite aux sujets en état de dépendance aux opiacés, ni en cas d'insuffisance hépatocellulaire sévère.
-› Le disulfirame, médicament à effet antabuse, est aujourd'hui beaucoup moins prescrit. "Il rend pourtant de grands services lorsqu'il est utilisé non pas de manière punitive, mais comme une aide à la motivation. Non dénué d'effets secondaires, il est au mieux prescrit en prise accompagnée par la famille ou un soignant, dans le cadre d'un projet thérapeutique accepté par le patient. Pris le matin, il permet d'éviter les rechutes du soir, et il peut être administré en association avec l'acamprosate ou la naltrexone".
En cours d'évaluation
-› Le baclofène, déjà utilisé dans les contractures d'origine neurologique, est un agoniste du récepteur GABA B et agit sur le contrôle de la libération de certains neurotransmetteurs, dont la dopamine. Il a fait l'objet de nombreux essais non contrôlés, dont certains à dose importante, et de quelques essais contrôlés. "Le baclofène s'est montré efficace sur le craving et sur la reprise d'un certain niveau de contrôle de la consommation chez environ la moitié des patients. On peut l'utiliser, hors AMM et après essai des traitements de 1re intention (acamprosate, naltrexone), en débutant par une faible dose (20 mg), en augmentant très progressivement la posologie (+ 10 mg tous les 2 ou 3 jours), et en surveillant la survenue des effets secondaires : fatigue, somnolence, vertiges, insomnie, nausées…. Ceux-ci se manifestent lorsque la posologie atteint 80-90 mg/j/. Deux études concomitantes sont actuellement conduites en France avec le baclofène. L'une, menée en ville, vise à évaluer l'efficacité du baclofène sur la réduction de consommation ; l'autre, conduite en milieu addictologique, a l'abstinence pour critère de jugement principal. Les résultats sont attendus pour 2014".
-› Le GHB (oxybate de sodium ou gamma-hydroxybutyrate de sodium), est également un agoniste du GABA B. Connu pour ses effets en cas de mésusage ("drogue du violeur"), il est commercialisé à l'étranger dans la narcolepsie-cataplexie, et a de plus l'indication du traitement de la dépendance alcoolique en Italie et en Autriche (9). "Encore utilisé sous sa forme actuelle liquide, propre à favoriser le mésusage, le GHB sera étudié prochainement sous une forme galénique solide".
-› Autre gaba-ergique, le topiramate, connu comme anti-épileptique, est supérieur au placebo mais avec des différences cliniquement limitées (9).
-› Le nalméfène, pour lequel une demande d'AMM européenne a déjà été déposée, est un antagoniste des opiacés, comme la naltrexone. Il a été étudié soit à dose fixe, soit à la demande. "On dispose à présent de données solides et les résultats présentés paraissent clairement positifs dans la diminution de consommation".
-› Parmi les molécules agissant sur le système sérotoninergique, l'ondansétron, déjà utilisé comme anti-émétique, est à l'étude, notamment chez des consommateurs précoces dont le profil génétique vis-à-vis du transport de la sérotonine pourrait être à l'origine des conduites d'alcoolisation (9).
L'ACCOMPAGNEMENT PSYCHOLOGIQUE
-› L'approche psychothérapique fait intimement partie de la prise en charge des troubles de l'alcoolisation. Les méthodes les mieux validées actuellement sont les interventions brèves, l'entretien motivationnel et les thérapies cognitivo-comportementales (TCC) (10). "Les deux premières sont des outils facilement utilisables par le médecin généraliste, moyennant une formation courte et très accessible". Les thérapies familiales, les thérapies de groupe et les mouvements d'entraide sont d'autres alternatives.
-› Les interventions brèves concernent les patients les moins sévèrement atteints, correspondant à l'usage à risque et à l'usage nocif, mais peuvent dans toutes les situations constituer une première étape. Elles représentent aussi une solution de choix en cas de binge drinking (3 ; 10). En pratique, la plainte est analysée, puis le thérapeute passe un contrat moral avec le patient, basé sur un objectif concret à atteindre, souvent relatif à une situation impliquant la famille ou le groupe social, en un nombre de séances généralement inférieur à 10. Il arrive parfois qu'une séance unique soit proposée aux urgences à de jeunes patients adeptes du binge drinking, même s'il est toujours préférable de réaliser plusieurs séances.
-› L'entretien motivationnel a pour but de renforcer la motivation du patient. Le thérapeute identifie le degré de motivation au changement de son patient (en utilisant notamment les stades de motivation de Prochaska), puis l'aide à progresser vers le changement, toujours en faisant preuve d'empathie et en valorisant ses efforts et ses acquis.
-› Les TCC sont basées sur une double approche. L'aspect cognitif vise à identifier les fausses croyances du patient vis-à-vis de l'alcool. Au plan comportemental, il s'agit de travailler sur les situations ou émotions qui déclenchent l'alcoolisation, afin d'apprendre à leur résister.
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