« Il faudrait faire 1958 à l’envers ! », s’exclame un des médecins cités dans votre dernier ouvrage. Une nouvelle réforme Debré, au lieu de changer le système de santé par le haut, devrait-elle plutôt s’attacher à mettre en œuvre les principes du management ?
L’enjeu est bien de développer une culture managériale. Certes il faut envisager des réformes de structure, du type création des groupes hospitaliers de territoire, maison de santé pluridisciplinaire, instauration de règles de gouvernance. Pour autant, ces actions pour essentielles qu’elles soient ne sont pas suffisantes ou exclusives. Cela va certes dans le bon sens de réunir sur un lieu unique des professionnels qui exercent généralement chacun de leur côté. Mais comme l’ont démontré depuis des décennies les principes de management, ces acteurs doivent aussi mettre en œuvre un esprit collaboratif. Pourquoi est-il fréquent d’omettre cette composante dynamique ? Alors que cet oubli explique des résultats insuffisants là où les gens par exemple ne s’entendent pas, témoignent d’un comportement individualiste et où il n’existe pas de routine de travail. Reconnaissons que l’on n’est pas très armé sur cette gestion dynamique dans le secteur de la santé.
Certains médecins, on peut citer Stéphane Velut (voir D&SS N°339, page 13), ont vertement critiqué les principes du management.
Dans les vingt dernières années, s’est diffusée une musique autour du management qui l’associe à des concepts comme l’hôpital-entreprise, contrôle des coûts, T2A. Or, c’est une erreur dramatique. En premier lieu, ces mots-valises ne relèvent pas des principes du management mais de la régulation économique. Surtout cette critique ne prend pas en compte ce qui est au cœur du management, à savoir le travail d’équipe, l’usage des technologies, les principes de coordination, la gestion des conflits, la réaction en réponse à l’incertitude lors des crises, la résilience organisationnelle. Cette incompréhension du management a été cultivée au sein des rapports de force entre les acteurs de l’hôpital. Aujourd’hui, on paye très cher cet oubli en termes de non-qualité, de gaspillage économique, de mauvaises expériences rapportées par les patients. Dans les sondages, l’hôpital est plébiscité par les Français sauf lorsqu’ils en ont une expérience directe. Enfin est-il encore nécessaire d’évoquer le déficit d’attractivité ?
Ce faible intérêt pour l’importance du management à l’hôpital s’explique-t-il par le petit nombre de médecins qui interviennent dans le débat public pour en défendre les principes ?
Nous sommes très peu nombreux. Ce qui explique pourquoi nous intervenons sur un mode mineur et donc guère entendu. Le raisonnement a quelque mal à s’imposer dans le sens commun. Les médecins à l’exception d’un petit nombre sensibilisé à la question ne sont pas formés à cette thématique. J’ai toutefois bon espoir que les nouvelles générations s’y révèlent plus sensibles. Quant aux directeurs d’hôpitaux, ils s’y intéressent par force. Ils sont confrontés au quotidien à ces sujets. Ils sont donc contraints de s’y pencher. Mais leur formation ne les y encourage guère. Ils sont de manière dominante projetés vers une vision de la haute administration publique où sont prioritaires les questions stratégiques, de gouvernance générale. Restent les patients qui n’ont pas de raison de se plonger sur ces questions. Au final, on se retrouve dans un angle mort.
Au-delà des acteurs de l’hôpital, les spécialistes français sont très peu nombreux. La bibliographie à la fin de votre ouvrage comporte en grande majorité des références anglo-saxonnes.
Les États-Unis, le Canada et dans une moindre mesure le Royaume-Uni ont développé dans le champ du Health Service Research des travaux autour de l’organisation et du management. En France, nous n’avons pas connu d’engagement de ce type.
Vous dirigez désormais un département à l’École Polytechnique.
Avec l’École Polytechnique c’est une longue histoire. J’ai collaboré au centre de recherche en gestion de l’École, une place forte du management en France, et pas seulement dans le secteur de la santé avec celle de l’École des mines lorsque j’étais interne en santé publique et déjà intéressé par le management et les analyses intersectorielles. Il s’agit de voir comment les avancées produites dans différents champs seraient susceptibles d’être transférées dans le secteur de la santé. J’y suis revenu avec beaucoup d’appétence. La santé a toujours été au centre de nombreuses recherches. Jean de Kervasdoué y a travaillé mais aussi Gérard de Pouvourville, Jean-Claude Moisdon à l’École des Mines. Je suis devenu en 2022 directeur de ce laboratoire.
On peut s’étonner que l’École Polytechnique ait développé cette compétence.
Pas vraiment. Les polytechniciens ont développé une vision à 360° sans corporatisme. Des chercheurs en santé y produisent des travaux dans différents domaines. Sont également présents des professeurs en médecine, des directeurs d’hôpitaux, des conseillers ministériels, des industriels, des représentants d’administrations publiques, des assureurs. D’où un riche dialogue qui permet d’explorer toutes les facettes du système de santé et de développer des idées nouvelles tant sur les sciences dures avec l’intelligence artificielle, le digital qu’autour du management. Le rapport à l’innovation y est cultivé depuis longtemps. Et contribue à apporter un éclairage au secteur de la santé.
Avant d’aller plus loin, quelle serait la définition du management en santé ?
C’est assez simple. Il s’agit d’optimiser toute action collective afin qu’elle soit performante. Qu’est-ce qu’une action collective ? C’est tout groupe d’individus invités à travailler ensemble. Quant au concept d’optimisation, on cherche à analyser les causes d’un phénomène qui échappe au sens commun. Prenons l’exemple de la recherche menée avec Gaëtan Casanova, président de l’Isni sur la question de l’attractivité. La souffrance des internes est reconnue aujourd’hui à la suite de plusieurs enquêtes. Selon une des hypothèses avancées, les internes travailleraient beaucoup plus si l’on établissait des comparaisons avec la situation il y a dix ans. En fait, en travaillant sur les bases de données publiques (Drees, ATIH), l’étude montre que la charge de travail des internes a baissé. Comment alors expliquer le malaise ? Seraient en cause le contenu du travail, les glissements de tâche, les demandes imprévues, le manque de reconnaissance du statut de l’interne qui expliquerait le ras-le-bol. On le voit ici, le management apporte une lecture décalée par rapport au sens commun. Outre l’aspect compréhensif, il faut également évoquer l’aspect prescriptif. Des modèles sont proposés afin d’améliorer la performance qui ne se réduit pas à une vision libérale de la rentabilité. Le management prend en compte la qualité des soins, la réduction des inégalités, l’expérience-patient, la qualité de vie au travail.
La pandémie du Sars CoV-2 a donné une illustration pratique des ressources du management en temps de crise(s).
La Covid est un très bon exemple de ce que le management peut apporter comme éclairage. Nous avons réalisé 110 entretiens menés avec une grande variété d’acteurs dans l’action, de l’étudiant à l’Élysée, en recherchant le moment où la mémoire des évènements est tiède. C’est-à-dire intervenir non pas trop à proximité de l’évènement, l’émotion est trop forte, mais pas trop à distance, il n’y a plus d’effet mémoire. Puis nous avons croisé ces témoignages avec la littérature produite sur le management de crise. Elle est colossale mais très peu médiatisée. De notre point de vue, il y a eu deux formes de crises. La première s’est produite tout au début, lors de la première vague. Nous sommes là dans l’inconnu total. Il n’y a plus de repères. On parle alors d’une grippette, mais le taux de mortalité est élevé avec des séjours en réanimation d’une durée inattendue. Ce qui oblige à une forme de management particulier. Puis de la seconde jusqu’à la huitième, grâce aux périodes d’apprentissage, on capitalise sur ce que l’on connaît. Apparaît entre autres le phénomène de résilience.
Quelles leçons peut-on en tirer ?
Un constat est partagé. Il y aura d’autres crises. Quelle sera leur nature ? On plonge là dans l’inconnu. Aujourd’hui on privilégie les investissements dans la recherche sur les maladies infectieuses. C’est un choix. Mais rien n’est moins sûr. Le danger le plus grand sera peut-être les cyberattaques. On constatera alors la fragilité des systèmes d’information hospitalière. Enfin, en période de crise, le rapport à la normalité devient de plus en plus difficile à définir. Par exemple, le directeur du Chu de Nice nous a raconté comment il a dû affronter des situations de crise permanente. Après les attentats terroristes, se sont produites les inondations de l’arrière-pays niçois qui ont frappé le secteur hospitalier avant l’arrivée du Sars CoV-2. L’enjeu serait de ne pas s’arrêter à des scénarios figés, mais d’investir dans des structures et d’adopter des comportements adéquats quelle que soit la nature de la crise. Le management ici a un rôle à jouer avec la mise en jeu de réflexes comme il y en a eu au début de la crise pour le meilleur et le pire. C’est, il est vrai, très dépendant des personnes. Il faut donc former des professionnels à se confronter à l’inconnu. Le management au début d’une crise repose sur un arbitrage entre la compréhension du nouveau phénomène et la nécessité de ne pas faire trop d’erreurs. Ce qui est très compliqué en pratique puisqu’on ne sait pas. On est alors dans une stratégie d’enquête à la manière d’un détective de série policière. Il faut privilégier la venue sur le terrain plutôt que d’écouter les médias. Cela a été crucial pour l’AP-HP d’envoyer un expert dans le Grand Est avant que la vague ne déferle en Île-de-France. Autre enjeu crucial, comment faire confiance à l’émetteur de l’alerte, arbitrer des débats contradictoires ? Choisir et opérer un arbitrage sont des moments essentiels.
Le bilan que vous dressez en fin de compte est assez consensuel. Il n’y aurait pas eu de fautes majeures. Quant aux structures, elles n’auraient pas failli. On peut simplement regretter des erreurs individuelles.
Loin d’être consensuel, je suis en fait critique sur le fait par exemple d’avoir raisonné de manière privilégiée sur les structures. Le débat un moment s’est focalisé sur la centralisation du système de santé. Au même moment aux États-Unis, les experts dénonçaient le caractère trop décentralisé selon les États des politiques menées. Le même constat peut être établi avec les ARS. Pour une même ARS, on saluait l’action d’un responsable très à l’écoute du terrain tout en dénonçant la vision très descendante, avec très peu de délégations d’un autre acteur issu de la même agence. Or l’essentiel, on le voit, ne dépend pas des structures mais du comportement des acteurs. Autre exemple, citons le faux débat entre directeurs d’hôpitaux et médecins. Les deux professions sont évidemment indispensables. La vraie question est le partage de management entre les deux corps.
Qu’est-ce que ce concept de « coopétition » ?
Il faut être réaliste. Un grand nombre d’acteurs ont brandi une banderole du type halte à la compétition entre établissements. Nous devons développer la coopération. En fait, la coopétition est l’union entre la compétition et la coopération. Il est irréaliste d’envisager un système de santé sans compétition. Le vrai sujet est de préciser le moment où la compétition s’avère contreproductive et doit laisser la place à la coopération. D’où le concept de coopétition utile par exemple dans la prise en charge des pathologies chroniques, des soins palliatifs. C’est un équilibre à trouver qui ne relève pas de la recherche artificielle d’un consensus. Le même constat peut être établi sur l’innovation à l’hôpital. On est là aussi dans une combinaison à trouver entre l’innovation, régime d’exploration qui transforme les organisations, bouscule les hiérarchies et le régime d’exploitation qui repose sur la routine. Le concept est un mariage entre ces deux régimes. On ne peut introduire une innovation majeure du jour au lendemain sans provoquer de la résistance. Les Français au final sont souvent excellents sur les stratégies, les visions. Mais nous butons davantage sur les scénarios de mise en œuvre et les étapes intermédiaires. L’objectif est bien défini. Mais nous sommes défaillants sur la manière de faire. Les modes de paiement illustrent le phénomène. Le diagnostic a été établi depuis des années sur l’évidence à réduire le poids de la T2A dans le financement des hôpitaux. La grande difficulté est la mise en œuvre des réformes à mener. Pour le moins, nous ne sommes pas au rendez-vous.
Quels professionnels de santé faudrait-il former au management ?
Si l’on s’accorde sur le constat de l’importance du management, deux leviers doivent être actionnés. Le premier est la formation initiale. L’objectif ici n’est pas de transformer les médecins en managers mais de les sensibiliser à la manière de se comporter comme responsable d’équipe. « Il faut travailler en équipe » est devenu un mantra. Mais cela n’est pas spontané. Cela s’apprend. Lorsque l’expression est très virulente entre professionnels, il s’avère très important de savoir calmer le jeu et de résoudre les conflits larvés. Les équipes de soins ne sont pas les seules concernées mais aussi les comités de direction, voire de tutelle comme les ARS.
Pour les infirmières, la formation devrait être plus importante, notamment pour les cadres de santé. Ce sont des acteurs clés assez peu reconnus. Ils constituent le ciment des équipes soignantes et le lien avec les directions de soin.
Dans ce livre en 2020, vous annoncez le départ possible des infirmières après la crise. Cette grande démission était donc prévisible ?
Oui c’était prévisible, évident lorsque l’on écoute les gens de terrain. Ils ne parlent pas d’hôpital-entreprise, mais des problèmes au quotidien, des absences dans les services, du rapprochement entre lieu privé et lieu professionnel, d’entente au sein de l’équipe, de perte de sens. Comment définir cette perte de sens ? Ils n’ont plus la vision clinique, historique. Dans les études que l’on a menées, la perte de sens chez les infirmières est associée au fardeau administratif. Ce qui nous a conduits à en évaluer le contenu. Il y a certes des fichiers Excel à remplir très chronophages. En revanche, l’actualisation des plannings, de gestion des lits, de transfert des malades relève des processus de management. Sur quatre sites étudiés, cette activité de management était intériorisée, assumée dans deux sites. Et les soignants n’exprimaient pas de perte de sens. En revanche dans les deux autres sites, ce travail n’était pas reconnu ou intégré. Cela se passait donc très mal. Et s’exprimait dans les services une perte de sens. On le vérifie ici, les formations n’accomplissent pas leur mission d’apprendre aux infirmières que le métier inclut aussi une activité d’organisation collective et de management. La perte de sens relève autant d’une question de représentation que du poids des fichiers Excel.
Mais ce départ est massif !
La situation actuelle présente trois aspects spécifiques. En premier lieu, l’intensification que nous avons explorée n’est toutefois pas aussi massive telle qu’on la présente dans les médias. Un volet, la revalorisation salariale même si elle n’est jamais suffisante a été traitée dans le Ségur de la santé. Le management avec les instances hiérarchiques à revoir, avec la difficulté d’intégrer le niveau inférieur à la prise de décision avec le niveau supérieur à tous les niveaux, le rapport vie privée-vie professionnelle avec tous les cas de figure constitue les deux autres aspects.
Vous faites l’éloge des profils hybrides.
Cela ne signifie pas la pluridisciplinarité. Avec le caractère hybride, on entend la succession dans le temps de plusieurs fonctions. Un directeur d’hôpital a pu exercer des fonctions soignantes ou appartenir à un cabinet ministériel. Ce qui permet de comprendre les contraintes des autres parties prenantes.
En vous écoutant, on a l’impression que le management est de gauche et de droite…
Il n’y a pas ici de parti pris politique. Parfois, il est utilisé à des fins politiques, ce que je regrette, alors qu’il doit rester neutre. Lorsque j’évoquais la petite musique sur l’hôpital-entreprise, T2A, contrôle des coûts, il y a là une reprise politique du sujet, suggérant l’introduction d’une vision libérale dans le secteur de la santé. Or le management n’est pas l’étendard d’une idéologie. L’objectif est plutôt de récupérer des notions, des théories qui ont la preuve de leur efficacité dans d’autres secteurs.
Pourtant, l’hôpital comme les centrales nucléaires ont fait la preuve de leur résilience dans des crises sévères.
C’est ce que l’on appelle les High Reliability Organizations (HRO). Pendant la crise Covid, certains hôpitaux ont relevé du concept HRO sans trop le savoir et d’autres pas, il faut bien l’avouer. C’est donc aléatoire et très variable. C’est donc un problème. La santé en matière de sécurité n’a pas fait sa mutation à la différence de l’aviation. Le transfert intersectoriel est très bénéfique.
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