« Elle m’avait apporté des chocolats ». Berfin est habituée aux petits cadeaux. La jeune femme, la vingtaine, a été embauchée par une agence de tourisme médical turque en tant qu’interprète. Seule interlocutrice francophone des clientes tentées par une liposuccion ou des prothèses de seins, elle est aux petits soins et passe beaucoup de temps à répondre à leurs questions avant que celles-ci ne prennent l'avion. Alors en retour, en arrivant à Istanbul, peu oublient de faire un petit geste à son égard.
Mais quand elle évoque les friandises offertes par Véra, sa voix se serre. Cette patiente était arrivée la veille pour un BBL (brazilian butt lift, à savoir injecter la graisse du ventre ou des cuisses dans les fesses). « J’ai réglé les détails avec l’hôtel et elle faisait l’opération le matin, raconte la jeune femme. Le lendemain soir, j’ai appelé le médecin pour savoir si tout s'était bien passé. Il m’a répondu qu’elle était dans le coma ». La patiente décédera trois jours plus tard, d'une embolie pulmonaire. « J'étais dans cette boîte depuis quelques mois, je le faisais juste pour payer le loyer, poursuit Berfin. Et j'ai dû m'occuper de gérer le rapatriement d'un corps en France ».
Le BBL est l’opération la plus risquée. « C’est très délicat, il faut faire attention en injectant de la graisse : on peut facilement boucher des veines si on ne pique pas bien, explique le Dr Nazim Cerkeş, président de l'association internationale des chirurgiens plasticiens (ISAPS). Certains médecins s'équipent avec du matériel spécial, comme des machines avec des ultrasons pour guider ses gestes en direct. » Ce genre d'opération est facturé au moins 5 000 euros, huit nuits d'hôtel comprises.
Turkish delight
« En Turquie, je dirais que nos médecins sont parmi les meilleurs au monde, renchérit le chirurgien spécialisé en rhinoplastie. Et nos prix sont très compétitifs. C'est pour cela que les Européens viennent. » Une technique, inventée par des chirurgiens turcs a même été surnommée la « Turkish delight ». « Certains cow-boys, qui parfois ne sont même pas certifiés, font du tort à toute la profession », déplore le Dr Cerkeş. Avec ses offres à prix ultra-attractifs de fesses XXL, de liposuccions, de prothèses mammaires ou de greffes de cheveux, la Turquie est devenue en quelques années une destination prisée du tourisme médical. Aussi, beaucoup d’agences jouent les intermédiaires entre les chirurgiens et les patients. Certaines proposent même des promotions pour se faire opérer de plusieurs zones. Le tout, bien souvent payé en cash.
« Une part de notre salaire est constituée de primes, rapporte Berfin. Donc nous avons intérêt à ramener le plus de gens possibles, le côté médical n’est pas notre problème. » Chirurgienne plasticienne en France, la Dr Catherine Bergeret-Galley le confirme : « il y a de très bons chirurgiens en Turquie. Le problème vient de certaines agences de tourisme, qui offrent un package avec opération, nuits d'hôtel et visites de la ville, et qui sont juste là pour l'aspect économique rentable. La patiente est vue à la dernière minute sans même savoir si l'intervention est réellement possible. »
Huile de paraffine
Et face à l’appât du gain, certains mettent la déontologie de côté. Matériel non homologué, soins après opération inexistants, chirurgiens épuisés ou drames passés sous silence, les informations sont parfois données au compte-goutte ou dissimulées aux patients. Un chirurgien, qui a fait de la prison suite à la mort d’une de ses patientes, a toujours un site web en ligne. « Cinq de mes patientes ont fait appel à moi après qu’on leur a injecté dans les fesses de l’huile de paraffine, déplore la Dr Bergeret-Galley, également présidente de la Société française des chirurgiens esthétiques plasticiens (Sofcep). Les suites sont catastrophiques, avec des séquelles à vie, des fistules à répétition ou des contre-indications opératoires. Certains praticiens ne sont même pas médecins et manipulent des machines réservées au corps médical. »
De quoi désespérer Mahmut Erol, un des rares avocats francophones en Turquie. « Ces dernières années, j’ai reçu au moins 150 appels concernant des patients inquiets, se désole-t-il. Quatre d’entre eux concernaient des décès. Ce secteur est en plein boom et l'État ne veut pas trop l’encadrer, car les touristes ne viendraient pas aussi facilement. » D’autant que les patients osent peu porter plainte. « Ils ont honte de ce qui leur est arrivé, sont mal dans leur peau et peuvent être découragés par le coût d’une procédure judiciaire dans un pays étranger » poursuit l'avocat.
Bouchers
Et puis, selon lui, certains chirurgiens sont épuisés. « Bien sûr que celui qui enchaîne les opérations, parfois trois ou quatre par jour, finit épuisé et commet des fautes, décrit-il. Certains d’entre eux n’ont même pas le temps de manger ! ». Berfin a vu aussi le problème : « tout dépend du chirurgien. J'en ai vu refuser des opérations en voyant la patiente ou ses analyses. Mais d’autres ne sont pas du tout comme ça. Certains plaisantaient même entre eux en disant que c’étaient des bouchers ».
Pour naviguer à travers cette jungle, Sarah Muna Kasule, une Américaine de 33 ans, a créé « Surgery savior », une compagnie qui se charge de conseiller les clientes, de leur offrir des soins ou des services supplémentaires (infirmières, psychologues, massages…). Elle oriente les patientes vers les médecins les plus compétents ou fournit des liens avec des ressources gouvernementales. Elle-même a fait l’expérience d’une opération en Turquie, loin d'être idéale.
Chirurgies à 5h du matin
« Le chirurgien était compétent mais l'hôpital terrible, raconte celle qui vivait alors dans le pays pour son travail. Les infirmières ne parlaient pas anglais et je devais faire l'interprète pour des patientes désorientées. C’est là que j’ai décidé de laisser tomber mon job et de guider les prochaines patientes ». Passée sous le scalpel à cinq reprises, en Turquie et aux États-Unis, elle prend son corps en exemple, guide les femmes et tient à être présente lors de la plupart des opérations. Elle publie également de nombreuses vidéos, avec des avocats ou des médecins, pour aiguiller les étrangères qui seraient tentées par un séjour de tourisme médical.
Berfin, elle, a eu un électrochoc lors d’un dîner avec des amis. « Je dormais toujours avec le portable allumé, se remémore-t-elle. Je devais souvent me rendre à des chirurgies qui commençaient vers 5h du matin, car les blocs sont moins chers à ces heures. Et répondre 24h sur 24 aux questions des clients. Ce soir-là, je n’ai pas décroché. Ma boss, puis des collègues m'ont rappelée sur mon portable personnel. C’était déjà arrivé plusieurs fois ». La fois de trop qui l'a fait démissionner.
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