Il gara sa voiture sur son parking personnel, s'approcha de l'entrée principale, et contempla la beauté de l'immeuble moderne qu'il avait fait construire et dont il était le PDG.
- "Bonjour Monsieur ", dit une demoiselle qui allait entrer dans le bâtiment.
- "Bonjour Christine, dit-il, vous amenez le soleil comme tous les matins ? ", puis il s'enfonça de nouveau dans ses pensées. Igor pensait à sa situation présente et à sa famille et rentra à son tour dans le bâtiment.
- " Bonjour Simone, tout va bien ? "
- "Oui, Monsieur… votre rendez-vous est arrivé. "
- "Parfait, je vais l'accueillir dans cinq minutes. "
Igor se dirigea vers son bureau, s'installa confortablement, se mit à lire son courrier électronique et feuilleta quelques papiers en prenant une tasse de café. Il se demandait encore pourquoi la rédactrice en chef de la revue "L'Entreprise médicale" venait l'interviewer.
Nous sommes en 2035 et Igor est l'actuel représentant de la dynastie médicale des Kanberski. Son grand-père était généraliste, son père était médecin traitant, lui-même au fait de la réussite est devenu PDG de l'entreprise Kanberski&Co. Igor avait un frère, Pierre qui avait également fait des études supérieures, et après avoir occupé quelques années un poste d'ingénieur informaticien, il était devenu PDG de sa propre entreprise. Igor s'était demandé pourquoi parmi ceux qui avaient fait des études supérieures, seuls les médecins restaient dans leur statut de médecin traitant toute leur vie, alors que cela représentait un gaspillage de leur potentiel intellectuel. Igor avait dû batailler ferme pour imposer ses idées et c'est comme cela qu'il était devenu chef d'entreprise, avec sous ses ordres 5 médecins traitants, 15 infirmières, un kinésithérapeute, trois secrétaires et un informaticien-statisticien à temps complet.
- "Si vous voulez prendre place, Madame…"
- "Merci Monsieur Kanberski, et tout en s'installant, elle continua : si je viens vous voir ce jour, c'est parce que vous êtes un modèle unique de réussite et je voudrais faire un article sur votre entreprise, sur ce qui vous a incité à vous engager dans cette voie.
- " Vous me faites trop d'honneur, et je vous remercie ; un café ? "
- " Avec plaisir. "
La revue "L'Entreprise médicale" est une revue à destination des médecins traitants ; il s'agit en fait du nouveau nom donné à la revue "Le Généraliste" qui existait à l'époque du grand-père d'Igor qui avait gardé toutes les collections de son aïeul en souvenir d'une médecine disparue. Igor se doutait bien que la journaliste s'intéresserait à l'évolution de la dynastie des Kanberski au cours de cette longue période difficile pour la médecine générale.
- " Monsieur Kanberski, si je ne me trompe, vous êtes à la tête d'une entreprise médicale de 21 personnes, êtes-vous toujours médecin ? "
- " Mais plus que jamais, chère madame ! les connaissances médicales ont évolué, les besoins des patients et de la société également, il faut savoir s'adapter aux nouvelles données ! "
- " Mais pratiquez-vous toujours la médecine ? "
- " Bien sûr ! ce n'est pas parce que je ne vois plus les patients que je n'exerce plus ! Simplement, ce que je fais est différent, mais avec plus d'efficacité. Vous savez, notre fichier comporte 20 000 patients et il faut que je délègue les tâches. Mon travail est surtout devenu un travail de gestion et de contrôle de ce que font mes collaborateurs. Mon grand-père prenait le téléphone, accueillait les patients, les écoutait, les examinait, leur donnait un traitement et les suivait leur vie durant ! Cette période de médecin généraliste, de médecin humaniste est terminée depuis longtemps… C'était pour ainsi dire la préhistoire de la médecine… "
- " Mais vous ne croyez pas que l'humanisme est encore nécessaire chez les médecins ? "
Igor eut un petit rire.
- " Pas du tout, à cette époque, on croyait qu'il suffisait d'écouter les gens pour qu'ils aillent mieux ; en fait, on s'est rendu compte que c'est une façon de rendre les gens dépendants et que cela les empêchait de trouver la solution à leurs problèmes.. .Non, l'humanisme n'a plus cours en médecine, c'était une erreur. Plus on écoute les gens, plus ils consultent et ça, c'est très négatif pour la santé publique. "
- " Vous avez 15 infirmières pour 5 médecins traitants ; à l'époque de votre grand-père, les ratios étaient inversés… "
- " Bien sûr ! Mais, vous savez, dans les années 2000-2015, le déficit de la Sécurité sociale était tel qu'il fallait trouver des solutions. Pourquoi utiliser un médecin pour contrôler la tension artérielle des patients ; pourquoi utiliser un médecin pour renouveler le même traitement une vie durant ? Il était plus économique de déléguer cette tâche aux infirmières. A cette époque, il y a eu de nombreuses erreurs politiques ; il fallait en fait donner la même formation aux infirmières et aux médecins traitants, le concours de l'internat permettant de faire la sélection avant l'entrée dans la vie active. "
- " Si je comprends bien, dans votre entreprise, les infirmières font le travail que faisait votre grand-père… Mais vos médecins traitants, quelles fonctions ont-ils ? "
- " Vous oubliez chère Madame, que la médecine n'est plus ce qu'elle était… Nos médecins traitants ont un travail important de l'entretien du dossier médical personnel (le DMP) de nos patients ; à 5, cela leur fait quand même 4 000 dossiers chacun à gérer… "
- " Mais que font-ils exactement ? "
- " Pour chaque dossier, ils doivent vérifier que tous les éléments renseignés par les infirmières sont correctement disposés afin que notre statisticien puisse sortir des courbes exploitables et puis, surtout, ils doivent régulièrement mettre à jour leur connaissance des référentiels médicaux ; ils sont effectivement en charge de rédiger un plan de prévention et de surveillance pour chaque patient et qui sont appliqués par les infirmières. "
- " Mais lorsque le patient a besoin de consulter un spécialiste, qui décide ? "
- "Nos infirmières ont un pouvoir étendu, depuis l'examen du patient, jusqu'à la prescription de médicaments sous le contrôle des médecins traitants ; si elles ont des difficultés, elles sont en droit de prendre les rendez-vous auprès des spécialistes. "
- " Cela ne devrait-il pas être le rôle des médecins traitants ? "
- " Non, pas du tout, le médecin traitant n'a plus a examiner ses patients, il n'en a plus le temps, il doit gérer leurs dossiers, c'est maintenant le rôle des infirmières et elles assument convenablement leurs responsabilités ; les médecins spécialistes en médecine ou en chirurgie sont des techniciens de la médecine et, à ce titre, doivent pouvoir échanger directement avec les infirmières qui sont également des techniciennes. "
- "Pour résumer, vos infirmières accueillent les patients, les interrogent, les examinent, prescrivent les médicaments, font les injections, les pansements et posent les perfusions ; vos médecins traitants gèrent le DMP des patients et réactualisent les protocoles des patients que les infirmières doivent mettre en application, mais vous-même, Monsieur Kanberski, quelle fonction exercez-vous exactement ? "
Monsieur Kanberski se redressa un peu sur son fauteuil, resserra sa cravate avant de répondre.
- " Sachez, Madame, que je suis loin d'être au chômage… Tous les matins, j'ai une réunion de travail avec ma secrétaire personnelle et le statisticien afin d'exploiter les courbes concernant nos patients, notre activité et ce que nous coûtons à la société… Car nous avons des comptes à rendre à nos tutelles. Les après-midi, j'ai des réunions de travail avec nos médecins traitants pour analyser leurs difficultés et puis il faut que je me rende régulièrement dans les caisses de Sécurité sociale pour rendre compte de nos coûts. "
- " N'avez vous pas l'impression de jouer le rôle de médecin-chef de la Sécurité sociale ? "
- " Vous touchez là un point sensible, un point qui a été cause de l'échec et de la faillite du système de protection sociale en France dans les années 2010-2020. Effectivement, à l'époque, les médecin-chefs de la Sécurité sociale n'en avaient que l'apparence ; en fait, c'étaient des potiches à la solde du pouvoir politique acoquiné avec les puissances de l'argent, et sans aucun pouvoir de contrôle. C'est dans les années 2030 que l'on a pris conscience qu'il fallait donner ce pouvoir aux médecins traitants eux-mêmes, les seuls à même de rester indépendants, dans la mesure où ils doivent rendre compte de leur action. Cela fait donc 5 ans que je suis devenu PDG de mon entreprise, pour le bien de la santé publique. "
- " Je ne voudrais pas abuser de votre temps, Monsieur Kanberski. Une dernière question : et la télétransmission ? "
Kanberski éclata de rire…
- " Mais, ce n'est pas de la médecine cela ! On ne s'en occupe plus, on sous-traite cela avec la société TELETRANS, un de leurs employés est en permanence chez nous pour ce travail, et c’est entièrement financé par les tutelles. Mon grand-père était un pionnier de la télétransmission ; il fallait bien qu'il fût fou ou qu'on ait abusé de son humanisme, comme envers tous les médecins de son époque d'ailleurs ! Je ne comprends pas comment ils ont pu se laisser faire… Enfin, c'était une autre époque, sans doute… "
- "Je vous remercie Monsieur Kanberski. "
- " Au revoir, Madame, je vous raccompagne. "
Quatre généralistes font vivre à tour de rôle un cabinet éphémère d’un village du Jura dépourvu de médecin
En direct du CMGF 2025
Un généraliste, c’est quoi ? Au CMGF, le nouveau référentiel métier redéfinit les contours de la profession
« Ce que fait le député Garot, c’est du sabotage ! » : la nouvelle présidente de Médecins pour demain à l’offensive
Jusqu’à quatre fois plus d’antibiotiques prescrits quand le patient est demandeur