LE QUOTIDIEN - Comment réagissez-vous face à ces deux jugements qui portent sur l’indemnisation du « préjudice d’être né » ?
PIERRE LE COZ - Je suis frappé par la récurrence de ces jugements, défavorables au corps médical, et qui portaient sur deux cas de trisomie 21. Leur répétition, coup sur coup, en l’espace de deux mois sème un peu le trouble et créé un malaise. Je pense qu’il faut en analyser les causes. Du point de vue philosophique, j’ai l’impression que nous sommes pris au piège sous l’effet de la technique. C’est un peu le principe de l’arroseur arrosé : plus les performances deviennent sophistiquées et plus le médecin lui-même devient un géant au pied d’argile. C’est ça qui est fascinant finalement dans le pouvoir de la technique : au lieu même de sa puissance, elle crée de la vulnérabilité. Dans le discours de la méthode, à l’aube des temps moderne, Descartes disait « Nous allons devenir maîtres et possesseurs de la nature ». « Je pense donc je suis », cette affirmation de la liberté, on la retrouve dans ces affaires à travers la liberté de choisir d’interrompre la grossesse ou de la continuer. Cette liberté, qui se place devant la nature, devient un objet programmable, calculable, qui obéit à nos manipulations et à notre maîtrise.
On a l’impression d’être devant un emballement de la technique...
Ce que m’inspire l’affaire de Nancy, même si je ne suis pas un gynécologue obstétricien, c’est que l’on ne fait plus, aujourd’hui, les choses de la même façon. Nous ne disposons pas des mêmes informations. Actuellement, au regard des directives que reçoivent tous les professionnels de la grossesse, il paraît impossible qu’un médecin ne demande pas un diagnostic prénatal alors qu’il y avait, en l’occurrence, un retard de croissance intra-utérin. Ces signes d’appel demandaient une certaine vigilance. Il semblerait donc que ce médecin n’ait pas eu la réactivité, à la lumière des éléments de savoir que nous possédons aujourd’hui. En fait, il y a une rétroactivité qui fait que le professionnel sera toujours pris en défaut par rapport au médecin du futur.
Récemment, le CCNE (avis n° 107 sur les diagnostics anténatals) proposait de lever l’interdiction législative de procéder à la détection d’une trisomie 21 avant le transfert d’embryon. Ne peut-on pas comprendre le désarroi des associations face à ce que l’on pourrait prendre comme un refus du handicap ?
Étant rapporteur de l’avis avec Dominique Stoppa-Lyonnet (chef du service de génétique oncologique de l’Institut Curie), j’ai eu effectivement à vivre des moments de confrontation. Mais en effet, sur le plan symbolique, ces jugements sont gênants. Et il y aurait une affaire comme ça tous les mois, le problème deviendrait vraiment trop lourd. Car au fond, on se demande comment ces femmes, qui ont forcément des sentiments d’affection pour l’enfant qu’elles ont conçu, peuvent le regarder en se disant : « j’ai porté plainte pour ne pas t’avoir interrompu ». Je pense que ce doit être quand même une souffrance morale lancinante. C’est peut-être là que la société devrait intervenir, pour que la mère n’ait pas à se retrouver dans cette situation d’avoir à porter plainte pour avoir suffisamment de ressources économiques et matérielles. Car sans la question de l’indemnisation, on ne voit pas tellement l’intérêt de tels jugements. Le législateur de 2002, qui a voulu mettre l’accent sur le fait que l’enfant ne peut pas porter plainte du fait d’être né avec un handicap, a fait ressortir, par contraste et sûrement involontairement, le fait que les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur propre préjudice : c’est écrit dans la loi. Quelque part, la loi a mis la pression sur les professionnels qui ont un devoir de vigilance.
Pensez-vous que ces affaires peuvent influencer, dans un sens ou dans un autre, la loi de bioéthique qui doit être révisée cette année ?
Je rappelle que nous avons fait un choix de civilisation vers la liberté individuelle. À partir de là, il y a eu un démembrement de valeurs telles que la solidarité et la fraternité. Je voudrais souligner toutefois que la trisomie 21 est une maladie grave et incurable. C’est vrai qu’il y a des gens qui ont des convictions. Ces personnes auront probablement plus de soutien autour d’eux car ils font partie d’une communauté spirituelle ou religieuse : ce soutien peut relativiser la gravité du handicap. Face aux affaires de Nantes et Nancy, on se dit que l’on ne va pas pouvoir rentrer dans un système de réaction en chaîne : il faut absolument que la société invente un cran d’arrêt. Personnellement, je préférerais par exemple que les médecins soient condamnés à un défaut d’information, une négligence, un manque de suivi de la grossesse. Ce sont des griefs qui sont plus sobres symboliquement. Enfin, je me demande si ces jugements ne créent pas une injustice parce que finalement, l’enfant pour lequel on a reconnu que la mère n’avait pas pu avorter, possède plus de ressources économiques, en fin de compte. Ça devient absurde.
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