LE QUOTIDIEN : Dans les consultations que vous conduisez, avez-vous perçu une angoisse spécifique des praticiens libéraux ? JEAN-PAUL DELEVOYE : Chez les libéraux et les indépendants, il y a surtout un questionnement sur l’intérêt de l’universalité du régime et le souci de préserver leurs solidarités professionnelles. J’entends chez les médecins les mêmes objections que dans d’autres professions qui ont leur propre caisse : n’est-ce pas un moyen de nous faire payer la dette des autres ? Pourquoi ne garde-t-on pas notre propre caisse ? Quid des réserves ? Avec une inquiétude particulière sur la prise en charge des cotisations sociales dans le cadre conventionnel.
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Le régime universel garantira pour tous les assurés la prise en compte de leurs revenus d’activité dans la limite de trois plafonds de la Sécu, soit 120 000 euros brut annuels. C’est la fin du régime complémentaire et de la CARMF ?
Depuis 1945, notre système de retraite s’est construit sur des catégories professionnelles avec 42 régimes ! Peut-on aujourd’hui, alors que toutes les professions évoluent et se complexifient à grande vitesse, notamment dans la santé – champ d’intervention, frontières, statuts mixtes, parcours, carrières, impact de l’intelligence artificielle – subir cette incroyable fragilité et ces aléas ? En réalité, le régime universel sera un facteur de simplification et de solidité extrêmement puissant. En clair, pour accompagner les parcours professionnels de plus en plus complexes, nous pensons qu’il est plus pertinent d’additionner les points plutôt que d’additionner les différentes caisses.
Si nous avons choisi un régime universel jusqu’à trois plafonds, soit 120 000 euros, c’est pour répondre de la façon la plus solide possible aux aléas du futur. Il concernera ainsi la totalité des salariés du privé et du public et 95 % des revenus d’activité. Cela permet d’instaurer un système de règles communes : même cotisation, même assiette, même rendement.
Comment concilier la particularité des médecins libéraux avec ce régime universel ?
Le système universel ne sera pas un régime unique. Concernant les indépendants, nous tiendrons compte de certaines spécificités, par exemple en matière de taux de cotisations, afin de ne pas bouleverser les équilibres économiques de leur activité.
Ensuite, je rappelle que les revenus de certains médecins, notamment spécialistes, dépassent aujourd’hui les 120 000 euros du champ du régime universel ! Un tiers des praticiens ont des revenus annuels supérieurs à trois plafonds de la Sécu, dont la majorité de spécialistes. Pour eux, faut-il prévoir quelque chose de spécifique ? Laisse-t-on aux gens une liberté totale pour se constituer une épargne individuelle, collective ? Tout est sur la table. Mais le principe de garantir, en matière de future retraite, une solidité financière jusqu’à trois plafonds avec une liberté au-delà, cela peut-être un très beau projet pour le monde médical.
Au cours des six mois qui viennent, nous allons examiner les conséquences de la réforme pour les régimes complémentaires et les caisses professionnelles. Cela concerne l’avenir des structures, la gouvernance, les fusions éventuelles de régime, la garantie des droits acquis. La loi n’est pas ficelée. J’ai autour de moi une dream team de la retraite. Toutes les caisses professionnelles ont déjà été reçues. Nous avons vu les Ordres et nous recevons les syndicats.
Pourtant, le président de la CARMF Thierry Lardenois redoute une catastrophe. Il a tort ?
Les présidents et les directeurs de chaque caisse professionnelle expriment des inquiétudes fortes. Ces discours alarmistes sont normaux dans la mesure où, évidemment, ces caisses seront impactées. Elles ont vocation à s’adapter mais la pérennité des structures n’est évidemment pas le sujet principal !
La bonne question, c’est plutôt comment éviter une catastrophe pour les médecins libéraux, si l’on ne réforme pas le système, comment garantir un équilibre générationnel solide et une retraite décente au praticien, quel que soit son futur statut, l’évolution de son métier ou son parcours ! Vouloir garder à tout prix une particularité dans un océan universel est extrêmement fragile et risqué. J’assume : nous avons choisi un périmètre du régime universel large pour gérer solidement les aléas du futur, sans aller vers un système assurantiel individuel. C’est un choix de société.
La CARMF fait valoir qu’elle gère bien l’argent des médecins libéraux…
En 1945, la caisse des agriculteurs fonctionnait très bien. En 1960, elle était en quasi-faillite. Attention aux analyses de court terme. Je prends acte cependant que le président Lardenois a dit qu’il était favorable au principe du régime universel. Il a raison : sur les paramètres purement techniques – régime par points, âge légal à 62 ans, rendement proche de 5 % et taux de cotisations comparables – le basculement du régime des médecins dans un système universel ne pose pas de difficultés.
Que vont devenir les sept milliards d’euros de réserves constituées par la CARMF ?
Il n’y a aucun tour de passe-passe pour absorber les dettes du public dans les régimes ayant des réserves. L’État équilibre aujourd’hui par ses contributions les dépenses de retraites de ses anciens agents. Nous ne sommes pas guidés par un appétit budgétivore.
Toutes les réserves – 170 milliards d’euros en tout – ont été constituées pour garantir les droits passés, faire face à des aléas économiques ou démographiques, fluidifier les changements. Ces objectifs ne seront pas remis en cause. Nous aurons un débat sur la nature des réserves constituées, leur utilisation et la façon de garantir 100 % des droits passés.
Pour les salariés et fonctionnaires, le taux de cotisation sera proche de 28 % (assurés et employeurs). Les médecins ne doivent-ils pas redouter une hausse mécanique des cotisations retraite ?
Lorsqu’on regarde le taux de cotisation global des praticiens libéraux pour les trois étages de leur retraite (base, complémentaire, ASV), on aboutit à des taux pas très éloignés de cette cible de 28 %, même si cela varie suivant le revenu et le mode d’exercice. La convergence des taux est un point de discussion. Affirmer que les cotisations des médecins augmenteront forcément ne reflète pas la réalité. Nous nous sommes engagés à des aménagements pour les indépendants assujettis à des taux plus faibles afin d’adapter le niveau de contribution.
Les médecins n’ont donc pas lieu d’être inquiets ?
Notre objectif n’est pas de bâtir un régime répressif ou régressif. Nous entendons les médecins libéraux expliquant qu’ils bénéficient de solidarités particulières grâce à la CARMF. C’est compatible avec le régime universel. Nous pouvons, aussi, apporter des avancées, par exemple sur la prise en compte des enfants, la situation des femmes, les arrêts maladie… Ce sont des éléments positifs pour les médecins.
L’ASV est-il oui ou non menacé ? Les syndicats font valoir qu’il s’agit d’un acquis conventionnel majeur avec la prise en charge des cotisations sociales en secteur I…
Cet avantage est parfaitement compatible avec le futur régime universel. La création du système universel de retraite n’a pas pour objet et n’aura pas pour conséquence de modifier les équilibres conventionnels entre les médecins libéraux et l’assurance maladie. Les modalités détaillées de transcription de l’ASV dans le système universel restent à définir, mais, d’une part, il n’y a pas de difficulté technique à intégrer l’ASV dans le système universel et, d’autre part, la contractualisation entre le financeur public et les médecins peut-être conservée avec la prise en charge d’une partie de la cotisation retraite.
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