À deux pas du sanctuaire de l’Imamzadeh Hasan, nous déambulions dans les allées du grand marché aux vêtements sous une chaleur oppressante, qui creusait des rigoles de sueur sur les joues des acheteuses voilées du tchador noir de rigueur ou du hijab coloré d’où aucune mèche de cheveux surtout ne dépassait. En shalwar Kamiz et pashmina beige, je cherchais moi aussi un souffle d’air, mes poignets, mes chevilles, mon front et mon menton bien cachés dans le coton serré de mes vêtements assez amples pour que l’on ne voie surtout pas un soupçon de mes formes.
Septembre 1996, les Talibans venaient de prendre Kaboul ; mon voyage en Asie Centrale, travaillant de-ci de-là comme jeune médecin en centres de soins de santé primaire, m’avait mené à Téhéran avant d’aller m’installer quelques semaines plus tard au pied du Damavand pour y soigner les nomades. En cette fin d’après-midi au temps bien lourd qui annonçait la pluie, nous sommes allés chercher un peu de fraîcheur dans le parc Velayat. Assis sur le gazon clairsemé, nous parlions l’un contre l’autre de la journée de demain où nous allions quitter la capitale, quand elles sont arrivées, les gardiennes de la Gasht e Ershad. Mon voile avait glissé et laissait dépasser mes cheveux sur mes oreilles et probablement que je me tenais trop près de mon compagnon, car j’ai compris des gestes de leurs mains et de leurs paroles brutales que je devais reculer, remettre mon voile, montrer mes papiers d’identité et surtout déguerpir d’ici.
Merci à nos faux papiers de mariage qui nous ont sans doute évité le poste de police. J’ai gardé au fond de moi cette humiliation de n’être rien aux yeux de ces femmes toutes puissantes, d’être même moins que rien quand je voyais les chiens déambuler librement, eux, sans maître et sans entraves dans Téhéran, prison des femmes.
Ce premier contact rugueux a laissé une trace amère qu’a adoucie le travail dans les centres de santé où ma présence féminine a attiré mes alter ego en soumission forcée, des femmes, qui derrière la porte close de la salle d’examen osaient laisser tomber le voile, osaient montrer leur ventre, leurs seins, leur gorge et toute leur intimité. Certaines ont même passé leur vie à défier l’ordre moral dans leur foyer, dans le cercle de leurs amis, combien d’entre elles ai-je vu en minijupe et ultra-maquillées derrière les portes épaisses de leurs maisons, boire de l’alcool (ah cette vodka maison sous les bougainvillées à Kerman…) et fumer avec nous, finir la soirée en dansant sur les chansons de Madonna !
Aux États-Unis, pays qui abrite la plus grande diaspora iranienne au monde, nombre de médecins de renom sont des femmes d’origine Iranienne qui ont fui avec leur famille la répression de la fin des années 1970. En France beaucoup sont mes amies, mes collègues, chercheuses en science, dirigeantes d’entreprises pharmaceutiques, cheffes de service de médecine en CHU, infirmières, médecins généralistes, beaucoup sont mes internes, descendantes de parents dont les parents ont tout laissé derrière eux, contraints à l’exil par l’arrivée de la République des Mollahs. Et dans cet exil, elles sont devenues des femmes libres et fortes, elles s’appellent Golshifteh, Golriz, Mojgan, Firouzé, Shirin, Emna. Elles sont ici le miroir de celles là-bas, privées de liberté mais pas de force.
Quand j’ai lu dans les journaux le martyr de Mahsa Amini, morte d’avoir laissé glisser ce voile que j’ai moi-même dû rajuster sous les paroles haineuses des miliciennes de la Vertu, mon âme s’est glacée. J’ai repensé à la toute jeune assistante médicale qui m’avait secondée sur les pentes du Damavand, qu’est-elle devenue, cette jeune fille de nomades sans hijab qui parlait deux mots d’anglais et voulait aller à Téhéran y apprendre la médecine ?
Il est indicible de constater que là-bas, un objet aussi banal qu’un morceau de tissu y témoigne de la plus ancienne des dominations qui structure encore l’ordre mondial, celle qu’exercent, et pas qu’en Iran malheureusement, les hommes sur les femmes. Notre période est bien troublée pour les femmes que nous sommes à travers le monde, frappées à mort pour mal porter le voile, condamnées à être lapidées quand on en aime un autre, à qui on refuse l’IVG même après avoir été violées, giflées par des hommes politiques qui voudraient se voir pourtant confier de hautes responsabilités… Pour nos sœurs d’Iran, à travers le temps, les frontières, il nous faut abattre les dogmes, renverser l’ordre établi. Il nous faut résister et il nous faut avancer.
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