IA, David français face au Goliath américain

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Publié le 07/11/2017
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L'Hexagone dispose d'indéniables atouts en matière de savoir-faire en IA qui apportent déjà d'immenses espoirs pour la médecine de demain, notamment en imagerie. Toutefois, les investissements et financements sont insuffisants, comparés à ceux des Gafa. Etat de l'art.
visuel IA

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Crédit photo : LAGUNA DESIGN/SPL/PHANIE

D’ici 2019, n’importe quel utilisateur de smartphone pourra photographier une lésion ou un bouton sur son corps et obtenir une réponse presque immédiate d’un algorithme pour identifier un risque de mélanome avec 99 % de fiabilité dans la réponse. Il faut dire que la recherche dans le secteur de l’intelligence artificielle a fait un bond prodigieux depuis sa renaissance en 2012 avec l’essor des big data et la puissance décuplée des machines informatiques. Cette tendance est confirmée par Cédric Villani, le rapporteur de la mission IA, qui doit rendre un rapport en décembre sur le sujet.

Sans données, pas d’IA

L’essor des lacs de données (big datas) est bien à l’origine de l’émergence de l’IA, selon Jean-Emmanuel Bibault, médecin cancérologue spécialisé dans la radiothérapie, qui termine une thèse sur l’application de l’IA dans le devenir des patients en cancérologie : « Le nerf de la guerre en IA, c’est de réussir à rassembler une quantité de données suffisante pour faire en sorte que l’algorithme apprenne de façon autonome. Si l’on n’a pas de données, cela ne marche pas. » Ces algorithmes sont selon lui très performants. Des études prédisent le décès (ou pas) d’un patient avec la seule analyse par un algorithme des scanners des patients. La fiabilité atteint 83 %. Autre exemple aux Etats-Unis, des chercheurs à partir d’un entrepôt de données médicales ont réussi à prédire un an à l’avance l’apparition d’un cancer digestif. A l’avenir, les dossiers des patients pourraient être screenés en fonction des facteurs de risques connus et inconnus. Une fois les patients à risques détectés, des protocoles de surveillance beaucoup plus rapprochés pourraient alors être mis en place. Selon Jean-Emmanuel Bibault, les potentiels de recherche grâce aux gisements de données sont considérables en France. L’entrepôt de données à l’hôpital européen Georges-Pompidou (HEGP) contient les données de 1,6 million de patients. Celui de l’AP-HP dispose de celles de 6,5 millions de patients. Ce qui en fera à terme un des plus grands d’Europe.

Une révolution presque industrielle

« Il s’agit d’une révolution presque industrielle, selon Ludovic Denoyer, professeur des universités et exerçant dans un département de traitement des données. C’est pourquoi les Gafa ont investi 90 milliards d’euros sur les réseaux de neurones en 2016. Ce changement de paradigme impacte les pratiques médicales, et notamment l’imagerie. L’essentiel de l’énergie se focalise sur les radios, les pets scans, mais aussi sur la détection de cancers ».

L’IA est appelé à révolutionner aussi les pratiques en biologie moléculaire. Ce que confirme Séverine Coquerelle, chargée de recherche spécialisée en évaluation médico-économique au sein de l’URC Eco (AP-HP). « Le projet sur lequel j'ai travaillé visait à définir siune meilleure connaissance du profil mutationnel des patients, grâce à l'utilisation du test NGS, impactait leur prise en charge. » Ce test de diagnostic permet de déterminer assez finement l’ensemble des mutations du patient.Financé par l’Inca (dont les résultats seront présentés lors des RCFR 2017), ce projet consiste à réaliser une sorte d’état des lieux avant et après utilisation de ce test sur différentes plateformes de biologie moléculaire.

L’interprétation des données, le talon d’Achille de l’IA ?

Brigitte Séroussi, enseignante et chercheur en informatique médicale, qui travaille depuis toujours sur des systèmes d’aide à la décision, partage cet avis : « Les méthodes d’IA numérique fonctionnent bien dans tout ce qui est imagerie, par exemple pour diagnostiquer un cancer du sein par mammographie ou un mélanome à partir d’une photo. » L’apprentissage par la machine fonctionne moins bien lorsqu’il y a une interprétation humaine, par exemple à partir d’un dossier patient. Après les approches numériques de la donnée, on doit revenir selon elle à une interprétation par le médecin, comme par exemple dans la prise en charge des patientes atteintes d’un cancer du sein : « L’apprentissage profond est limité à ce que la machine apprend. L’IA n’a pas de sens commun. Elle ne sait faire que ce qu’elle a appris, contrairement à l’humain. »

Pratiques médicales et organisation

L’essor de l’IA est contraint par un second obstacle, l’organisation. Selon Cédric Villani, « il a fallu trois ans à l’AP-HP pour mettre en place leur plateforme de données. C’était le temps nécessaire de discussion avec la Cnil mais aussi pour décider de l’organigramme des décideurs en interne et du développement du système informatique. »

Ce problème lié à la l’organisation est cumulé à celui de la preuve de l’apport de l’IA dans la prise en charge des malades, souligne Alain Livartowski, directeur-adjoint à la direction des data et médecin spécialisé dans le département de médecine oncologique (Institut Curie). « Face à l’absence de preuve, il risque de se passer encore pas mal de temps pour une utilisation des algorithmes d’IA en médecine. Et pour l’instant aucune personne ne peut se prévaloir de dire :“J’ai traité un malade grâce à l’intelligence artificielle.” » Mais apparemment il reste tout de même confiant quant à l’impact de l’IA sur la pratique des soins de demain.

La recherche pas assez reconnue en France

Face au déferlement des Gafa, quelle peut être la place de la France en matière de recherche ? Les chercheurs hexagonaux ont une compétence largement reconnue dans l’IA en santé Mais « les investissements réalisés au niveau académique, institutionnel et de l’Etat, sont très largement insuffisants par rapport aux pays anglo-saxons (Etats-Unis, Royaume Uni, Canada) », explique Alain Livartovski.

 

La France, David face à Goliath

Et pourtant, malgré des appels réguliers pour des projets de financement par la BPI en IA, la France reste à la traîne. Notre système éducatif est jugé intéressant et polyvalent. De plus, nous disposons d’écoles supérieures à la pointe (Polytechnique, Centrale, Inria). Selon Jean-Emmanuel Bibault, « on ne devrait pas avoir honte de nos talents, car on sait former des ingénieurs. Mais d’ici cinq ans, si rien n’a bougé, cela sera plié. Il est urgent de réagir car on est déjà un peu après la vague ». Cet appel est au cœur de l’ouvrage de Laurent Alexandre*. En effet, la France, David, doit tout faire pour émerger face au grand frère américain en IA, Goliath.

*La guerre des intelligences, éditions Jean-Claude Lattès, 399 pages, 20,90 euros.


Source : Décision Santé: 309