Dans une autre vie, Mathilde Gyselynck aurait pu être géographe. Quittant à 18 ans son Ardenne belge natale, c’est en effet pour étudier les territoires et leurs mystères qu’elle a rejoint la capitale, Bruxelles. Et puis le naturel est revenu au galop. « J’ai toujours su que je voulais travailler dans le secteur social, avoir un impact, me rendre utile auprès des personnes fragilisées », dit la jeune femme de 33 ans. Alors, après sa licence de géographie, Mathilde Gyselynck a fait médecine. Et, un an après la fin de ses études suivies sur le campus bruxellois de l'Université catholique de Louvain (UCL), c’est donc un tout autre territoire, complexe et humain, qu’elle explore aujourd’hui : l’accompagnement des usagers de drogues en milieu urbain.
Une volonté d'être proche du terrain
Pour être proche du terrain, la médecin généraliste a choisi de rejoindre, en 2022, une association pionnière à Bruxelles : le Projet Lama. Fondé il y a exactement 40 ans, ce centre psycho-médicosocial prend en charge, depuis 1983, les usagers de drogues (sauf alcool) via un accompagnement individualisé et pluridisciplinaire. Répartie sur trois sites, dans les communes bruxelloises d’Ixelles, de Molenbeek et d’Anderlecht, la vingtaine de professionnels - psychologues, infirmiers, assistants sociaux, médecins généralistes - suit actuellement quelque 1 500 patients toxicomanes.
Il y a, ici, fort à faire. « C’est en région bruxelloise que l’usage des drogues de toute nature est le plus répandu », rappelait ainsi, en 2018, une étude de Sciensano, l’agence de santé publique belge. « À Bruxelles, la consommation de substances psychotropes est deux à trois fois supérieure à celle des régions voisines, la Wallonie et la Flandres », précise Mathilde Gyselynck.
Faire face à l'évolution de la consommation de drogues
Pour les soignants, c’est un terrain compliqué car mouvant. Entre 2008 et 2018, la consommation a augmenté, mais elle a aussi beaucoup évolué : « La consommation d’héroïne a été divisée par trois, tandis que celle des stimulants (cocaïne, amphétamines, ecstasy ou kétamine) a été multipliée par deux », témoigne la médecin. Les substances varient, aussi, en fonction des profils socio-culturels. Depuis plusieurs années, les équipes voient par exemple arriver de plus en plus d’usagers venus du Maghreb accros à des produits spécifiques : Lyrica, Rivotril, et tramadol. « On pense que ces produits leur ont été prescrits au cours de leur parcours migratoire, en Espagne notamment », détaille la Dr Gyselynck. Il faut, enfin, composer avec de nouvelles substances, qui déboulent régulièrement sur le terrain, à l’image de la redoutable « flakka », ou alpha-PVP, cette puissante drogue psychostimulante de la famille des cathinones. « C’est une substance ultra-addictive : des patients disent qu’une seule prise suffit », observe-t-elle. De plus en plus répandue en Belgique, « sa consommation va prendre de l’ampleur », prévoit Mathilde Gyselynck.
Au quotidien, la jeune médecin le reconnaît, sa mission est inspirante mais pas facile. « C’est une patientèle très fragilisée. La majorité des usagers est sans-abri, privés de titre de séjour, le plus souvent sans emploi. Les comorbidités psychiatriques sont nombreuses, les vécus difficiles ». Le tout rend, forcément, le lien thérapeutique précaire. « C’est un suivi en dents de scie, il faut gérer une faible compliance et des comportements imprévisibles, parfois violents », raconte-t-elle. Il faut, aussi, lutter contre la frustration et le découragement : « On peut se sentir démunis, inefficaces. Le plus souvent, l’enjeu est d’abord de limiter la casse, de réduire les risques. Mais si on réussit à donner les clés à un patient pour qu’il s’en sorte, cela compense tous les autres. »
Améliorer les conditions de travail des soignants
Reste un combat parallèle, cher à Mathilde Gyselynck : celui pour l’amélioration des conditions de travail. Heurtée par la situation dégradée des soignants dans son secteur, la trentenaire a mené un travail de recherche d’un an, conclu en juin 2023. Dans son « Analyse des obstacles rencontrés par les médecins généralistes dans la prise en charge des usagers de drogues », elle a compilé les principaux maux de sa profession. Ils sont légion : sous-effectif chronique, salaires plus bas qu’ailleurs, manque de solutions de formation, absence de guidelines officielles en matière de prescription, accès entravé à la deuxième ligne (psychiatres et addictologies), déficit de places d’hospitalisation pour les sevrages ou les décompensations…
« La plupart des soignants se sentent très isolés et peu valorisés », regrette Mathilde Gyselynck. Conséquences directes ? « Le turn-over, l’absentéisme et le nombre de burn-out sont très élevés dans le secteur. » Certes, sur le terrain, les liens avec le Samu social, les infirmiers de rue ou les autres centres de prise en charge sont étroits et solides, mais ça ne suffit pas. Le manque de moyens abîme tout. « C’est, résume finalement la médecin, un métier nourrissant et très humain, qui vaut vraiment la peine, mais qui mérite beaucoup mieux. »
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