Démographie médicale, vieillissement de la population, accélération technologique, enjeux climatiques… Autant de facteurs qui vont façonner la place que le médecin occupera demain dans notre société. À l’occasion de son n° 10 000, Le Quotidien fait le point sur ces tendances de fond qui transforment le métier.
Les médecins, habitués à établir des prognostics à l’intention de leurs patients, aimeraient parfois pouvoir en faire de même à l’égard de leur propre profession. Il n’existe malheureusement aucun outil validé par la science, et encore moins de boule de cristal, pour prédire les conditions dans lesquelles s’exercera demain le métier de médecin. Ce qui n’empêche cependant pas de tenter d’identifier les évolutions profondes qui traversent l’exercice, et de tenter d’imaginer en quoi elles sont en train de transformer l’existant… bref, de faire un peu de prospective.
Bien évidemment, le premier réflexe quand on se projette dans l’avenir consiste à recourir à l’arithmétique : combien les médecins seront-ils demain ? Et il s’agit là d’aller au-delà des projections démographiques que l’on cite habituellement, du moins si l’on en croit le Pr Paul Frappé, président du Collège de la médecine générale (CMG). « On gère la question de la démographie médicale de façon simpliste, en se contentant de compter le nombre de têtes de pipe de médecins en exercice, et le nombre de têtes de pipe de médecins qu’on forme, estime le généraliste. On oublie deux composantes primordiales : d’une part, le fait que de nombreux métiers au-delà du métier de médecin traitant sont désormais accessibles avec un diplôme de médecin (journalisme, informatique, loisirs…), et d’autre part les évolutions sociétales qui font que la disponibilité d’un médecin n’est plus la même qu’à une certaine époque, les médecins privilégiant de plus en plus un certain équilibre de vie. »
Autant de facteurs, juge Paul Frappé, qui rendent relativement caducs les « discours rassurants sur la démographie médicale qui nous disent qu’en serrant les dents, cela va passer, et que ça ira mieux demain ». Mais il en faudrait plus pour décourager le président du CMG. Celui-ci note que les solutions pour faire face aux tensions démographiques existent. « D’abord, il faut remettre de la valeur là où la société souhaite qu’elle soit, c’est-à-dire qu’il faut revaloriser la fonction de médecin traitant, le suivi au long cours, etc., plaide-t-il. Sans cela, on aura du mal à gérer la démographie médicale, mais je pense que certains, notamment à l’Assurance-maladie, commencent à le comprendre. » D’autre part, estime-t-il, l’avenir comportera son lot de partage des tâches. « Cela fait plusieurs années qu’on sait que le médecin ayant l’apanage du diagnostic et du traitement, et que les autres professionnels de santé n’intervenant qu’à titre dérogatoire, c’est terminé. Il faut dépasser cela, mais il faut le faire en bon ordre, et non au gré des lobbys des différentes professions comme c’est le cas actuellement », alerte-t-il.
Vers le médecin augmenté
Mais les effectifs et les relations avec les autres professionnels sont loin d’être les seuls éléments qui vont fortement évoluer pour les médecins de demain. Si l’on pense aux grandes mutations à venir dans le secteur de la santé, on ne peut pas manquer de se poser également la question de la technologie. « Nous sommes dans une phase d’accélération du progrès technologique en médecine, notamment sous l’effet du quantique et de l’intelligence artificielle », constate le Pr Antoine Tesnières, directeur de PariSanté Campus, un organisme chargé de structurer la filière française en santé numérique. « Il est vrai qu’en ce qui concerne l’intelligence artificielle, ce sont des choses dont on parle depuis plusieurs années mais on commence à avoir les premiers résultats d’évaluation, et il n’est pas insensé d’imaginer que, bientôt, certains algorithmes figureront dans les recommandations de prise en charge de certaines pathologies », ajoute l’anesthésiste-réanimateur.
Il faut donc concevoir le médecin de demain comme un médecin augmenté, un médecin aux capacités démultipliées par la technologie. « Le cerveau humain n’est pas capable d’intégrer de façon permanente la somme des connaissances qui sont produites tous les jours, constate Antoine Tesnières. Les outils technologiques doivent également nous aider à traiter ces nouvelles informations : on génère énormément de connaissances, cela sature nos capacités cognitives, mais nous allons nous doter de systèmes pour rendre ces connaissances intelligibles, concrètes et utiles à l’amélioration des prises en charge. » Et, contrairement aux craintes de certains, le médecin augmenté ne se coupera pas du contact humain, bien au contraire. « Cela va nous permettre d’automatiser un certain nombre de tâches sur lesquelles nous allons gagner en fiabilité, le médecin va donc pouvoir se recentrer sur la relation de soin », veut croire le directeur de PariSanté Campus.
Le virage de la prévention… enfin ?
Reste que le progrès technologique et les prouesses thérapeutiques qu’il laisse entrevoir ne rendent pas caduc l’antique adage selon lequel il vaut mieux prévenir que guérir. Le médecin de demain sera donc (encore plus) impliqué dans la prévention que celui d’aujourd'hui, et cela passera notamment par de fortes coopérations avec d’autres professionnels de santé. « On a longtemps confondu système de santé et système de soins, et le résultat, c’est qu’aujourd'hui, les Français ont certes une espérance de vie qui augmente, mais ils vieillissent avec des comorbidités qui pourraient être prévenues », regrette le Pr Didier Lepelletier, président du Haut Conseil de la santé publique (HCSP). C’est pourquoi celui-ci prône une « politique de prévention systémique », qui doit concerner à la fois tous les âges de la vie et tous les secteurs. La conséquence inévitable, c’est que le médecin de demain doit se voir comme une pièce du dispositif de prévention plutôt que comme son grand ordonnateur.
« C’est une perspective collective, détaille Didier Lepelletier. Si un patient déjà malade voit son médecin, celui-ci doit faire le diagnostic, la thérapeutique et bien évidemment la prévention qui vont avec. Mais est-ce le rôle d’un médecin déjà surchargé de prendre 45 minutes pour un rendez-vous de prévention ? » Poser la question, c’est y répondre, et la politique de prévention systémique que le président du HCSP appelle de ses vœux sera nécessairement fondée sur la collaboration entre divers professionnels : le médecin, bien sûr, mais aussi l’infirmier, le diététicien, voire un coach sportif ! Les rendez-vous de prévention à trois âges clés de la vie s'orientent en effet vers l'intervention de différents professionnels, comme en témoigne le PLFSS 2024.
Médecin dans un monde à +4 °C
On ne saurait terminer ce panorama des évolutions à venir pour la profession sans évoquer la plus grande menace qui pèse sur l’humanité : le changement climatique. Longtemps considéré comme un sujet étranger à la médecine, celui-ci est en train d’en devenir un axe central, et pas uniquement parce que le médecin de demain aura davantage de coups de chaleur ou de maladies infectieuses à traiter. De plus en plus de médecins sont conscients qu’ils doivent faire leur part pour limiter le réchauffement climatique et éviter le monde à +4 °C que nous promettent les projections actuelles. « Il y a une véritable prise de conscience, on est partis d’initiatives locales et maintenant on a une véritable planification, avec une feuille de route nationale, une prise de conscience de la part d’établissements qui font de la réduction des émissions de gaz à effet de serre l’un des axes stratégiques de leur développement », constate le Pr Patrick Pessaux, chef du service de chirurgie viscérale et digestive au CHRU de Strasbourg et président du Collectif écoresponsabilité en santé (Ceres).
Voilà qui implique, selon lui, un changement de perspective pour les soignants en général et pour les médecins en particulier. « On va de plus en plus se poser la question avant de choisir, par exemple, une pince plutôt qu’une autre au bloc, pour savoir laquelle est la plus impactante », prédit celui qui est aussi président du comité Transition écologique en santé de la Fédération hospitalière de France (FHF). Par ailleurs, de tels changements de comportement impliquent « tout un pan de recherche et d’innovation » pour lequel le travail des médecins sera indispensable, ajoute-t-il. « L’idéal, ce serait de pouvoir avoir une idée de l’impact de tel ou tel parcours de soins en termes d’émissions de gaz à effet de serre, mais aussi de biodiversité, de qualité de l’eau, etc., se prend à rêver le Strasbourgeois. Il faudra également intégrer cette dimension dans les parcours de formation. » En quelques mots comme en cent : le médecin de demain sera vert ou ne sera pas.