Le procès des viols de Mazan, du nom d’une commune du Vaucluse où Gisèle Pelicot a été droguée et violée, de 2011 à 2020, par des dizaines d’hommes recrutés par son mari, a mis en lumière la sinistre réalité de la soumission chimique. Médecins de terrain, institutions et sociétés savantes s’organisent pour faire face à ce fléau encore mal connu.
Il y a six mois prenait fin le premier acte du procès de Mazan. Dans cette affaire hors norme, 51 hommes ont été reconnus coupables de viol aggravé et d'agression sexuelle sur la même femme, Gisèle Pelicot, droguée à son insu pendant des années aux benzodiazépines par son mari Dominique. Le procès en appel, à la demande d’un seul condamné, aura lieu en octobre.
Par son écho mondial, cette histoire atroce a jeté une lumière crue sur la pratique de la soumission chimique, une réalité jusque-là peu connue des Français malgré le travail au long cours de plusieurs experts, actualisé par le rapport parlementaire Josso-Guillotin remis au gouvernement en mai. En 2022, le Centre de référence des agressions facilitées par les substances (Crafs) a enregistré 1 229 soumissions et vulnérabilités chimiques vraisemblables. Une partie émergée de l’iceberg « infinitésimale » en augmentation de 69 % par rapport à 2021. En 2023, 127 personnes ont été mises en cause au titre de la seule soumission chimique. Soixante-deux ont écopé de peines de prison ferme d’une moyenne de 8,9 ans.
« Nous avons tous été sidérés »
À Mazan, la situation de soumission chimique de Gisèle Pelicot est passée totalement sous les radars médicaux malgré plusieurs consultations de la sexagénaire, alarmée par des symptômes (confusion, fatigue, douleurs gynécologiques) provoqués par les médicaments administrés en cachette par son mari. Pendant dix ans, comment les généralistes, neurologues ou gynécologues consultés sont-ils passés à côté du diagnostic ? Cette question a alimenté les conversations de la communauté médicale française pendant des semaines. « L’atrocité des faits commis, l’errance médicale… Cette histoire est dingue. Nous avons tous été sidérés, confie la Dr Clémence Retailleau, généraliste à Torfou (Maine-et-Loire), qui a passé des heures à évoquer l’affaire avec les confrères de sa maison médicale. Statistiquement, une femme sur dix est victime de violences conjugales. Cela veut dire que nous devons forcément nous interroger sur le repérage des victimes dans notre patientèle. L’affaire Pelicot a accru notre vigilance en la matière. »
Si elle m’avait consultée, qu’est-ce que j’aurais fait ? Clairement, je n’aurais pas eu le bon réflexe
Dr Ghada Hatem, gynécologue, fondatrice de la Maison de Saint-Denis
Fondatrice de la Maison des femmes de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), lieu d’accueil pour les femmes en difficulté, la Dr Ghada Hatem, pourtant familière des situations de violence, avoue humblement qu’elle aussi aurait pu ne pas repérer la détresse de Gisèle Pelicot. « Pourtant, elle avait les symptômes de la soumission chimique. Si elle m’avait consultée, qu’est-ce que j’aurais fait ? Clairement, je n’aurais pas eu le bon réflexe », admet la gynécologue militante.
Demande de formations
Ce réveil des consciences a poussé les médecins à s’interroger sur leur responsabilité, la qualité de leur formation et à proposer des solutions. L’Ordre s’est félicité, le mois dernier, de la traduction législative dans le budget de la Sécurité sociale 2025 du remboursement à titre expérimental des analyses toxicologiques (prescrites) en cas de suspicion de soumission chimique, indépendamment de toute procédure judiciaire. Une mesure poussée par le Cnom qui est tout sauf symbolique, ces tests pouvant dépasser les 1 200 euros.
Sur le terrain, des associations se sont organisées pour répondre au questionnement croissant des soignants face à ce fléau. Dans la Maison des femmes de la Dr Hatem, des formations spécifiques au dépistage de la soumission chimique ont vu le jour au sein de l’unité de soins Coralis, dédiée à l’accueil et l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles. Pour toucher un plus large public, la gynécologue a aussi travaillé en tandem avec Leïla Chaouachi, fondatrice du Crafs (lire page 12). Les deux femmes ont réalisé quatre séances de formation à l’Assemblée nationale auprès d’une centaine de médecins, pharmaciens, infirmiers, policiers et parlementaires. À la demande d’une école d’infirmiers, elles ont également exporté leur expertise à Bourg-en-Bresse, dans l’Ain.
Temporalité de la parole
Repérer des situations de soumission chimique et, plus largement, des situations de violence réclame en corollaire de savoir respecter la temporalité de la parole de la victime, ce qui prend un temps que les soignants n’ont pas toujours. « C’est pourtant fondamental, confirme le Dr Michel Serin depuis sa maison de santé de Saint-Amand-en-Puisaye (Nièvre). C’est pourquoi nous avons rédigé, il y a plus d’un an, un questionnaire spécifique dans le cadre de notre microstructure spécialisée en santé mentale, addictions et violences intrafamiliales », détaille le généraliste de 67 ans. Une réponse aux problèmes de drogue que le praticien observait dans sa patientèle. « Je ne sais si on peut à proprement parler de soumission chimique mais il est clair que le monde de la toxicomanie va souvent de pair avec l’emprise », note-t-il. Pour lui, le repérage d’une forme de violence commise dans l’entourage, familial ou professionnel, du patient, se fait en deux temps : il faut interroger directement ce dernier ; puis prendre le temps nécessaire pour obtenir une réponse. « On ne peut qu’attendre qu’une victime soit prête à parler, à son rythme. Mais l’essentiel est au moins, en tant que médecin, de poser la question. Cela ouvre la porte ». L’atrocité de ce qu’a vécu Madame Pelicot « nous rappelle qu’il nous faut être en alerte en permanence », insiste le Dr Serin.
Comme le généraliste nivernais, le Collège de la médecine générale (CMG) s’est longuement questionné sur les moyens de mieux repérer les cas de soumission chimique, explique la Dr Émeline Pasdeloup, généraliste et coresponsable du groupe de travail sur les violences interpersonnelles du Collège, créé en novembre 2023. Le choix de la thématique est né d’échanges entre professionnels qui s’interrogeaient sur la prise en charge des victimes qu’ils étaient susceptibles de trouver dans leur patientèle. Les travaux ont donné lieu à un premier kit de prévention et d’accompagnement des situations de violence, à la disposition des médecins généralistes sur le site du CMG. Le dispositif détaille comment travailler en réseau et donne des conseils sur la bonne rédaction du certificat médical. « C’est l’un des seuls outils médico-légaux à disposition du médecin pour aider la victime », conclut la Dr Pasdeloup.
Vers qui orienter une victime ?
• Centre de référence sur les agressions facilitées par les substances (Crafs) : 01 40 05 42 70 (lun-ven, 9 h à 13 h, 14 h à 18 h)
• Collectif féministe contre le viol : 0 800 05 95 95, ligne d'écoute gratuite et anonyme (lun-ven, 10 h à 19 h)
• Violences Femmes Info : 39 19
• Les maisons des femmes (31 structures sur le territoire)
• Les unités médico-judiciaires dans les établissements hospitaliers