Un an après l’explosion survenue, dans un contexte de pandémie, dans le port de Beyrouth le 4 août 2020, et alors qu'Emmanuel Macron a ouvert ce mercredi une visioconférence internationale d'aide au Liban, le Dr Pierre Anhoury, directeur des relations internationales de l’Institut Curie et co-auteur d’un récent rapport sur l’état de la cancérologie au Liban, revient pour « Le Quotidien » sur la situation et les difficultés du pays.
LE QUOTIDIEN DU MÉDECIN : Quelle est la situation sanitaire au Liban ?
DR PIERRE ANHOURY : Le quotidien de la population libanaise se dégrade un peu plus chaque jour, à tous les niveaux, pas seulement sanitaire. Les Libanais vivent des pénuries d’essence, d’électricité, d’alimentation, mais aussi de médicaments et de matériels médicaux. Le système de soins manque d’antidouleurs, d’antibiotiques, anti-inflammatoires, de produits d’anesthésie, et même de Doliprane.
La situation est assez saisissante pour un pays qui héberge plusieurs usines qui fabriquent des génériques de bonne qualité sur place. On a le sentiment d’un effondrement général avec un impact important sur la population. Je ne parle même pas de l’accès à l’hormonothérapie pour les cancers du sein ou d’autres produits complexes à obtenir.
Le problème est financier. Le taux de change a atteint 20 000 livres libanaises pour 1 euro contre 1 500 il y a à peine un an. Cette dévaluation ne permet plus d’acheter des matières premières ou de payer correctement les salariés. L’effondrement économique provoque des évènements en chaîne et des gens ne peuvent plus se payer à manger, des soins ou de l’essence pour se déplacer.
L’explosion n’est qu’un révélateur de dysfonctionnements successifs liés à l’effondrement économique, au désert politique et à l’irresponsabilité totale des dirigeants. C’est ça le drame du Liban aujourd’hui.
Comment la pandémie a affecté le pays ?
Le Liban a été particulièrement touché, avec de nombreux hospitalisés et de nombreux décès. Mais le système de soins s’est plutôt bien défendu grâce à la mise en place de mesures de contrôle (confinement, stratégie de tests, etc.). Mais la pandémie a aussi été utilisée pour enfermer la population et éviter les manifestations. La crise sanitaire a permis de contrôler les populations par la peur, mais le Liban n’est pas le seul pays dans ce cas.
Malgré le contexte, les services de santé ont été exemplaires. Ils ont notamment su gérer conjointement la prise en charge des cancers et la crise sanitaire. La mise en place de mesures exceptionnelles a permis de limiter l’impact sur le diagnostic et la prise en charge des malades. Ce pays dispose des ressources intellectuelles nécessaires. Il faut qu’il retrouve une souveraineté économique afin d’accéder aux médicaments dont il a besoin.
Concernant la vaccination, le Liban fournit à sa population l’ensemble des vaccins disponibles, dont les vaccins russe et chinois. Mais les Libanais, qui voyagent beaucoup, sont attentifs aux exigences européenne et américaine et préfèrent les vaccins de Pfizer, Moderna, AstraZeneca et Janssen.
Vous avez rédigé, avec votre adjoint à la direction internationale, le Dr Alexis Burnod, par ailleurs chef des soins palliatifs de l’Institut Curie et vice-président des médecins de l’Institut, un rapport sur la situation en oncologie au Liban. Quelles en sont les principales conclusions ?
Ce travail a été réalisé à partir de beaucoup d’entretiens sur place et d’un questionnaire adressé à plus de 55 établissements, sélectionnés avec le ministère libanais de la Santé et la société libanaise d’oncologie médicale (LSMO). Ces éléments nous ont permis d’établir un diagnostic sur l’organisation de la cancérologie dans le pays.
Si certains centres de lutte contre le cancer fonctionnent sur le modèle des centres français, avec notamment des réunions de concertation pluridisciplinaire (RCP) et le respect des protocoles internationaux, beaucoup d’autres sont organisés avec des cancérologues isolés. Très peu disposent par ailleurs des trois thérapies principales (chirurgie, radiothérapie et oncologie médicale) sur un site unique.
Les soins palliatifs sont ignorés et assimilés à un échec du soin. On peut ainsi voir des malades mourir sous chimiothérapie agressive, ce qui n’a aucun sens. Cette démarche jusqu’au-boutiste est culturelle, mais aussi alimentée et biaisée par des intérêts financiers : plus le médecin prescrit de la chimiothérapie, plus il touche d’argent et plus il prescrit de la morphine, moins il est rémunéré. Ces biais doivent être contrôlés.
Le Liban est très riche en très bons médecins, en très bonnes infirmières, et a beaucoup d’hôpitaux. C’est certainement le pays qui a la plus forte densité médicale du Moyen-Orient. Mais il y existe une marge de progrès importante en cancérologie dans l’intérêt des malades.
De ce rapport a découlé un programme de formation.
Ce travail a permis de dégager des pistes d'amélioration que l'Institut Curie peut accompagner. Cinq thèmes ont été identifiés et correspondent à cinq master class*. La première sur les soins palliatifs a déjà eu lieu. Mi-septembre, une deuxième portera sur le management d’un service de cancérologie. Avant une troisième, prévue également en septembre, dédiée aux patients partenaires pour la formation de survivants du cancer à l’accompagnement d’autres malades. C’est un programme que nous avons exporté dans plusieurs pays. Les deux dernières master class seront consacrées à la prévention et au diagnostic précoce, ainsi qu’à l’évaluation des nouveaux médicaments et des nouvelles technologies.
Dans la suite de l’explosion, l’Institut Curie, qui avait déjà des partenaires au Liban, a débloqué un demi-million d’euros pour financer six postes de médecin ou de chercheur et leur offrir la possibilité de parfaire leur spécialité pendant un an en France. Cinq postes sont déjà pourvus : deux jeunes chercheuses, une oncologue pédiatrique, un chirurgien et une anapath. Ce ne sont pas des observateurs, mais bien des praticiens qui se sont engagés à revenir au Liban pour faire profiter le pays de cette expérience.
Un des axes de formation porte sur l’évaluation des médicaments et technologies médicales. Quels sont les besoins en la matière ?
Le Liban n’a pas actuellement les moyens d’évaluer les médicaments avant de les approuver. Les autorités s’inspirent et copient ce que les autres font, en s’appuyant sur les rapports de certains pays d’Europe ou du Moyen-Orient. Le problème est que beaucoup de leurs génériques viennent d’Iran ou de Syrie notamment, des pays où il n’y a pas les contrôles de production suffisants. Ces produits sont moins chers et envahissent le marché.
Dans l’état actuel de l’économie, le gouvernement se jette sur ces génériques peu chers, dont la qualité n’est pas garantie par des processus de validation tels que ceux de l’Agence européenne des médicaments (EMA) ou de la Food and Drug Administration (FDA). Or, ces produits peuvent être de mauvaises copies, voire de faux médicaments, dont le commerce est florissant. Les prix élevés des médicaments en cancérologies attirent les faussaires. La formation vise ainsi à encourager les contrôles.
* Financée par Expertise France, un organisme dépendant du ministère français des Affaires étrangères, l’initiative a été menée en partenariat avec l’École supérieure des Affaires (ESA), une filiale de HEC au Liban.
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