LE QUOTIDIEN : Chaque année, près de 5 000 personnes découvrent leur séropositivité VIH en France. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Pr FRANÇOISE BARRÉ-SINOUSSI : C’est un chiffre stable depuis plusieurs années. Cette stabilité, qui signifie que l’on continue à s'infecter par le VIH en France, est préoccupante. Il faut être extrêmement vigilant à ne pas voir repartir l’épidémie. D’autant qu’il y a une augmentation de certaines infections sexuellement transmissibles. Tout cela reste fragile. Nous devons continuer à informer sur le VIH et ses modes de transmission.
Parmi les 5 000 découvertes annuelles, près de 14 % concernent des jeunes de moins de 25 ans et 22 % les plus de 50 ans. En France on a la chance de disposer de tous les outils pour se dépister gratuitement. Mais malgré cela, on a 28 % de personnes qui découvrent leur infection par le VIH à un stade tardif. Ce qui veut dire qu’elles peuvent transmettre le virus à d'autres pendant des années et qu’elles n'ont pas pu bénéficier pour elles-mêmes d'un traitement précoce. Or plus le traitement est précoce, plus l'espérance de vie est similaire à une personne non infectée. Près de 24 000 personnes ignorent leur séropositivité en France. Il faut proposer le dépistage à ses patients !
Des chercheurs néerlandais viennent de publier une étude où la technique Crispr-Cas9 a permis de supprimer l’ADN viral de cellules humaines. Est-ce une avancée majeure ?
Cette technique de ciseaux moléculaires permettant d’aller couper l’ADN proviral, issu de l’ARN et intégré au génome des cellules, est une piste très intéressante. On sait que cet ADN proviral intégré dans la cellule permet à certaines de jouer un rôle de réservoir. Si les patients arrêtent leur traitement, le virus ressort de l'ADN cellulaire et se multiplie.
L’idée de recourir à cette technique n’est pas toute neuve dans le VIH. In vitro, on sait exciser cet ADN viral du matériel génétique des cellules. Maintenant, il faut voir ce que cela va donner dans des modèles précliniques. D'autres équipes ont fait des études sur des modèles précliniques en utilisant cette stratégie avec des résultats encourageants. Il y a des études en cours chez l'homme. Ce sont des études de sécurité, sur un tout petit nombre de patients, pas encore d’efficacité, parce qu'il faut s'assurer quand même que ces ciseaux moléculaires ne vont pas couper à des endroits pouvant créer des effets délétères !
Ce n'est certainement pas le pouvoir neutralisant des combinaisons d’anticorps qui explique leur efficacité, mais d'autres mécanismes
À un horizon plus ou moins lointain, pensez-vous que cette technique de ciseaux moléculaires pourrait être la solution au problème des cellules réservoirs de VIH ?
Personnellement, je ne pense pas que ces ciseaux moléculaires vont permettre d'éliminer tous les réservoirs du corps. Ces réservoirs sont partout, dans les différents tissus : intestin, ganglions, foie… Je sais que les chercheurs néerlandais essaient bien sûr de trouver quelle serait la meilleure voie pour cibler ces cellules réservoirs et la meilleure formulation pour avoir une certaine efficacité. Ce sont des recherches importantes.
Mais malgré tout, se lancer à la recherche de ces cellules réservoirs, c'est aller chercher une aiguille dans une botte de foin. Je pense qu’il faudra certainement coupler, même si Crispr est une excellente voie, et l’associer à d'autres stratégies thérapeutiques comme l'immunothérapie par exemple.
L’immunothérapie est-elle également une piste prometteuse ?
Parfaitement. On a des résultats très encourageants dans ce domaine, par exemple en utilisant des combinaisons d'anticorps neutralisants, extrêmement puissants et efficaces. Par quel mécanisme cela marche ? On ne comprend pas encore très bien parce que ce n'est certainement pas le pouvoir neutralisant de ces anticorps qui explique une certaine efficacité, mais d'autres mécanismes.
Ces anticorps, on le sait, peuvent aussi stimuler les cellules NK par exemple. Donc, est-ce que cela permettrait justement de cibler et de tuer des cellules dans lesquelles le virus serait réactivé juste avant qu'il ne commence à disséminer le virus à nouveau dans l'organisme ? Tout cela, ce sont des voies en cours d'étude aujourd'hui. Dans la recherche de nouvelles stratégies thérapeutiques pour aller vers - si ce n'est une guérison - une rémission persistante, l’immunothérapie est une voie prioritaire, sur laquelle de nombreuses équipes travaillent aujourd'hui dans le monde.
Des travaux très fondamentaux visent à mieux comprendre la persistance du virus et ses mécanismes
Quelles sont les autres voies prioritaires de recherche aujourd’hui face au VIH ?
En parallèle à ces recherches un peu cliniques, il y a également des travaux très fondamentaux qui visent à mieux comprendre la persistance du virus et ses mécanismes. Parce que c'est à partir de ces clés de compréhension que l'on pourra définir les meilleures stratégies. Sans oublier les études sur les patients dits guéris. On en est au sixième cas de guérison, avec le patient de Genève qui donne une information nouvelle puisqu'il a reçu une greffe de moelle à partir d'un donneur sans la fameuse mutation dans le récepteur CCR5…
Finalement, ce n'est peut-être pas la mutation CCR5 qui est importante pour aller vers une guérison, mais d'autres mécanismes, en particulier ce qui est commun aux six patients, à savoir le fait qu’ils ont reçu des traitements immunosuppresseurs pour leur greffe… Est-ce que le traitement immunosuppresseur ne permet pas une sélection de cellules immunitaires qui seraient particulièrement importantes dans le contrôle de l'infection ? La recherche avance bien dans ce domaine. C’est d’ailleurs un axe prioritaire pour Sidaction.
Quelles sont les perspectives pour demain ?
Essayer d'obtenir une rémission persistante, comme nous venons d’en parler, est l'un des enjeux prioritaires. Le deuxième défi, c'est essayer d'obtenir un vaccin. Et ce, même si aujourd'hui, on a des outils de prévention fabuleux avec la Prep et les antirétroviraux qui sont d'une grande efficacité. On a même de nouveaux outils, avec des médicaments à effet retard, utilisables aussi en Prep ; des combinaisons d'anticorps probablement utilisables en Prep sont à l’étude aujourd'hui.
Toutes ces années de recherche vaccinale contre le VIH n'ont pas été perdues, loin de là
Mais pour le long terme, c'est forcément le vaccin qui est attendu de tous et de toutes. Ce ne sera pas pour demain. Il faut être extrêmement patient, parce qu'il y a ces dernières années un retour aux fondamentaux de l'immunologie et de la vaccinologie. Il faudra du temps pour essayer de comprendre ce qu'un vaccin doit induire comme réponse immunitaire pour avoir une protection. Il faut que l'on sorte des paradigmes actuels, et c'est ce que nous a appris le VIH, c'est pour cela que toutes ces années de recherche vaccinale n'ont pas été perdues, loin de là.
Qu’est-ce que nous a appris le VIH en immunologie et assiste-t-on à un changement de paradigme ?
On a appris que le dogme « simpliste » - un vaccin induit des anticorps, les anticorps bloquent le virus et voilà - ne recouvre pas toute la réalité. Je ne dis pas que ce n'est pas important, mais il n'y a pas que cela.
Les chercheurs retournent aux fondamentaux. Quelles sont les autres cellules immunitaires ? Bien sûr, les cellules T à médiation cellulaire sont essentielles, mais quelles sous-populations de cellules T à médiation cellulaire sont importantes ? Il peut y en avoir des bonnes et des mauvaises. Quel est le rôle de l'immunité innée ? Une immunité qu'on avait mise un petit peu entre parenthèses pendant des années en disant : non, ça, ce n'est pas important, ce n'est pas spécifique. Oui, mais l'immunité innée, on est en train d'apprendre qu'elle peut orienter la réponse spécifique…
Tout cela est essentiel. Tous ces « acteurs » immunitaires sont à prendre en considération. Et maintenant que l'on sait cela, des recherches fondamentales sont menées en vue de découvrir quelles sont les réponses qu'il va falloir stimuler par un vaccin. Et à partir de là, on pourra développer de nouvelles stratégies.
Est-ce que le Covid a participé à réorienter la recherche sur le VIH ?
Oui et non. Une étude est en cours avec le vaccin ARN sur le VIH par Moderna, qui n'est pas encore une étude d'efficacité pour l'instant. Je pense - j'espère me tromper - que cela sera un petit peu difficile. On ne peut pas comparer le Sars-CoV-2 au VIH. Le VIH est un virus très spécifique, qui s'attaque tout particulièrement aux cellules de l'immunité. On n'est pas dans un contexte identique.
Par contre, on est en train d'apprendre à travers le VIH des informations majeures pour le cancer et toutes les maladies métaboliques. Les patients traités par antirétroviraux vont bien, mais à un certain âge, près de 30 % développent des comorbidités : cancers, maladies cardiovasculaires, diabète. Le VIH permet aussi de travailler sur ces causes de comorbidité non-sida, notamment l’inflammation. À l'inverse, des chercheurs qui travaillent en oncologie ou sur les maladies cardiovasculaires, peuvent apporter des données essentielles pour comprendre le VIH et ses comorbidités. Il faut travailler main dans la main. Le VIH nous l'avait appris, le Covid nous l’a rappelé. Travaillons tous ensemble.
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