« Encore cette nuit, nous avons intubé et ventilé un patient de 90 ans dans le doute, car les informations étaient discordantes », rapporte le Dr Alban Chantegret, médecin urgentiste au CHU de Dijon. Comment prendre la bonne décision face à un patient âgé qui présente une pathologie chirurgicale aiguë, en urgence vitale, la nuit, lorsque le temps presse et que les informations manquent ? La question taraude aussi bien les urgentistes que les chirurgiens, les réanimateurs ou les gériatres.
« Je me la pose depuis longtemps. Et le Covid l'a rendue encore plus prégnante, car on s'est alors sentis investis d'un pouvoir décisionnaire », confirme le Pr Pablo Ortega Deballon, chirurgien viscéral et digestif, également au CHU de Dijon. La pandémie a en effet provoqué l'arrivée en grand nombre de patients fragiles dans les services d'urgences déjà saturés. « Hors urgence, nous prenons le temps de rassembler les avis et les informations, et de se poser pour réfléchir, poursuit-il. Mais aujourd'hui, en urgence, on doit décider, malgré un contexte de grande incertitude, si cela vaut la peine de lancer la machine hospitalière, qui a un côté imparable (réanimation préalable, bloc, intervention chirurgicale, réanimation, etc.). On risque d'oublier le "pourquoi", "à quoi bon" : l’état de santé de ce patient sera-t-il amélioré ? A-t-il des chances de s'en sortir ? À trois heures du matin, un vendredi, face à un patient qui vient d'un Ehpad, on se sent démuni quand il s’agit de savoir si on va lui rendre service en le mettant sur une table d'opération. »
Le Covid a d'autant plus relancé la question que certains services d'urgences ont été accusés d'âgisme, c’est-à-dire de discriminer des patients en leur refusant l'accès à l'hôpital et en réanimation en raison de leur âge. Attention, néanmoins, à ne pas faire preuve aujourd'hui de « discrimination positive » à mauvais escient, en réanimant aveuglément tous les patients, alerte la Dr Séverine Koeberlé, gériatre à la clinique Saint-Vincent de Besançon et membre du conseil d'orientation de l'EREBFC. « S'abstenir de réanimer ne signifie pas automatiquement perte de chance ; certains patients n'ont pas toujours les ressources pour une réanimation et survivre peut être pire. Le bénéfice de la réanimation doit être discuté en fonction des conséquences que les soins vont apporter pour chaque individu », explique-t-elle.
Manque d'information, outils mal affûtés
Malheureusement, les soignants confrontés à la nécessité de statuer sur la pertinence d'une chirurgie, chez un patient âgé, dans un contexte d'urgence vitale manquent souvent de boussole et d'outils bien affûtés.
Les difficultés surgissent avant même l'admission du patient, lors de l'étape de la régulation du Smur. « L'établissement ou les proches nous appellent par téléphone, mais il est difficile d'avoir des informations fiables pour juger de l'éligibilité du patient, et de connaître la volonté de l'entourage, encore plus la sienne », détaille le Dr Chantegret. Le régulateur décide sans voir la personne et sans parler à un médecin. Et le dossier est rarement accessible, y compris au sein d'un même établissement.
Beaucoup écrivent : “pas d'acharnement thérapeutique”. Certes, mais c'est déjà dans la loi
Dr Séverine Koeberlé
Quant aux directives anticipées, lorsqu’elles sont disponibles, elles se révèlent décevantes tant leur contenu est succinct. « Beaucoup écrivent : “pas d'acharnement thérapeutique”. Certes, mais c'est déjà dans la loi » (Leonetti de 2005, NDLR), remarque la Dr Koeberlé. Sans parler des incohérences : par exemple, vouloir une réanimation, mais sans intubation. La personne de confiance, elle, n'est pas toujours identifiée ni joignable.
Autre question : faut-il faire venir le patient aux urgences ou organiser une admission directe dans un service identifié - ce qui a le mérite de réduire les examens complémentaires (à hauteur de 40 % selon la littérature) et de diminuer les hospitalisations ? Faut-il solliciter un urgentiste « généraliste », ou celui qui aurait une spécificité en gériatrie ? « Les pompiers ou les ambulances ne sont pas obligés de conduire un patient aux urgences ; des conventions existent pour développer les prescriptions d'admissions directes », rappelle le Dr Chantegret.
Au fond réside la question même de l'art médical : « il s'agit de produire une décision concrète pour un patient qui échappe à toute vérité statistique », formule le Pr Ortega Deballon. « Si l'on sait qu'il y a 10 % de chances de survie pour telle intervention, doit-on quand même lui donner "sa chance" ? » interroge-t-il, en soulignant que ces proportions fluctuent en fonction de l’environnement du patient.
Si l'on sait qu'il y a 10 % de chances de survie pour telle intervention, doit-on quand même lui donner "sa chance" ?
Pr Pablo Ortega Deballon
Évaluer la fragilité
Pour sortir de ces apories, la Dr Koeberlé suggère de recourir au concept de fragilité, qui permet notamment de cerner les ressources que la personne âgée pourra déployer après une chirurgie en urgence suivie d'une réanimation. Une échelle (parmi d'autres) a le mérite de la simplicité : le « Clinical Frailty Scale », en neuf parties : les scores de 1 à 3 définissent une fragilité non gênante, de 4 à 6, gênante, et de 7 à 9, avancée. « L'intérêt pour le gériatre ou l'urgentiste est de savoir si la fragilité est réversible », précise-t-elle.
L’outil pourrait aider à dénouer la délicate équation de la pondération de l’âge avec les comorbidités. « Certaines prennent plus de place que d’autres, pas toujours à juste titre. Des troubles cognitifs sont-ils vraiment plus graves qu’une insuffisance rénale ? J’ai l’impression de pécher par excès ou par défaut, selon les tableaux », reconnaît le Pr Ortega Deballon. « La fragilité permet d’évaluer aussi l’isolement de la personne. Récupérer d’une intervention ne signifie pas la même chose quand on habite en rase campagne ou en ville, entouré de cabinets infirmiers. Chaque patient est unique et il faut une réflexion individuelle, pour apporter le juste soin », enchérit la Dr Koeberlé.
Le médecin de ville doit pouvoir repérer la fragilité et aborder la question de l’évolution des dépendances et de la fin de vie
Dr Séverine Koeberlé
Mais la gériatre le reconnaît : « les professionnels ne sont pas formés à la fragilité ». Pourtant l’enjeu est de taille, alors que les Français âgés de 75 à 84 ans seront 6,1 millions en 2030, contre 4,1 millions en 2020. La perte d’autonomie ne peut être le monopole de soignants hyperspécialisés : « la base de la médecine doit rester la transversalité. L’ultraspécialisation n’est pas adaptée aux personnes âgées, considère-t-elle. En tant que gériatre, nous arrivons souvent trop tard. Le médecin de ville, généraliste comme spécialiste, doit pouvoir repérer la fragilité et aborder la question de l’évolution des dépendances et de la fin de vie. » Trop souvent, selon elle, l’annonce d’un diagnostic ne s’accompagne pas d’une discussion franche sur la suite, c’est-à-dire la diminution de l’espérance de vie. « On ne peut pas renoncer à évaluer les fragilités au motif qu’il s’agit d’un Alzheimer : on sait que c’est une espérance de vie de huit ans. Une maladie à corps de Lewy, c’est six ans. Il y a un dépistage à faire et des mesures à prendre, même en l’absence de traitement », encourage-t-elle.
Et la fragilité, bien plus que les multiples échelles qui existent (notamment sur la qualité de la vie), devrait être un concept bien connu des urgentistes, chirurgiens, réanimateurs, sans oublier les gériatres.
Définir des niveaux de soins
Si le développement d’urgences gériatriques ne semble ni faisable (faute d’attractivité), ni souhaitable, la mise en place des niveaux de soins pourrait être généralisée afin de mieux anticiper les prises en charge en urgence. « Si l’on pouvait en définir pour chaque patient, ce serait le Graal », considère la Dr Koeberlé. Et de citer en exemple la filière gériatrique aiguë du CHU de Besançon et son équipe extra-hospitalière, qui se déplace dans les Ehpad et autres structures. Leur mission : évaluer la fragilité des résidents et établir ces niveaux de prise en charge, en fonction de leur état de santé, de leurs ressources au sens large et de leur environnement.
Ces niveaux de soins devraient par ailleurs être indiqués sur des fiches personnalisées pour chaque patient, afin que les informations ne soient pas noyées entre différentes grilles. Restera le défi de leur mise à jour et de leur disponibilité.
Avant même l’arrivée aux urgences, « on aimerait davantage de contacts avec les professionnels soignants des Ehpad », ajoute le Dr Chantegret, évoquant le médecin coordonnateur ou les infirmiers en pratique avancée. Ceci afin, notamment, de favoriser les admissions directes, en esquivant des urgences surchargées. Enfin, « on pourrait proposer des réunions pour débriefer quand les choses se passent mal », suggère le Pr Jean-Pierre Quenot, chef de service Médecine intensive-Réanimation (CHU de Dijon) et codirecteur de l'EREBFC.
E-prognosis, un outil pour estimer l’espérance de vie
Suggéré par la Dr Sandrine Koeberlé, le site internet E-prognosis (eprognosis.ucsf.edu) permet d’évaluer l’espérance de vie d’un patient à un an, de façon chronique, hors situation aiguë, en intégrant le statut fonctionnel et les comorbidités. Selon la gériatre, le chiffre obtenu est souvent inférieur à ce à quoi s’attendent les soignants, qui tendent à surestimer les chances de récupération du patient.
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