LE QUOTIDIEN : En 2022, 76 000 personnes ont été hospitalisées sans leur consentement en psychiatrie, selon votre dernière publication. Parmi elles, 37 % (28 000 personnes) ont été placées à l’isolement, 11 % (8 000) ont connu la contention mécanique. Des chiffres inédits ?
CORALIE GANDRÉ : C’est en effet la première fois que sont publiés des chiffres nationaux détaillés sur l’isolement et la contention en psychiatrie, les caractéristiques des personnes qui en font l’objet et les variations entre établissements. Ceci grâce à la loi de modernisation de notre système de santé de 2016, qui a rendu obligatoire le recueil de ces informations par les établissements de santé depuis 2018.
Ces données montrent que les personnes concernées sont plus souvent de sexe masculin, relativement jeunes ; elles arrivent plus fréquemment par les urgences. Elles connaissent des hospitalisations plus longues en moyenne sur l’année. Les patients mis à l’isolement sont également plus vulnérables socio-économiquement.
On observe par ailleurs des variations très marquées dans l’usage de ces pratiques – en théorie de dernier recours – entre établissements : certains n’y recourent pas, d’autres ont des taux très élevés.
Quelles sont les hypothèses pour expliquer ces disparités ?
MAGALI COLDEFY : Les petits établissements semblent moins recourir à ces pratiques, peut-être parce que l’ambition est plus facile à soutenir dans un établissement de petite taille, aux pratiques plus homogènes et à l’environnement à taille humaine ? Nous avons travaillé dans le cadre de cette étude avec le projet de recherche Plaid-Care qui apporte d’utiles éclairages sociologiques sur ces disparités de pratiques. Ainsi, plusieurs éléments difficiles à quantifier paraissent favoriser un faible recours à l’isolement et à la contention : il s’agit notamment de services ou d’établissements où existe une culture qui privilégie le temps passé avec les patients, où l’on ose prendre des risques en laissant les portes ouvertes et en diminuant les prescriptions médicamenteuses, où l’organisation des soins cherche à prévenir la crise, par exemple en proposant des activités aux patients ou en individualisant les restrictions (tabac, etc.) sans les systématiser. Les personnes sont moins privées au quotidien, cela génère moins de colère et de violence.
Dans certains établissements, toutes les instances (du secrétariat d’accueil à la direction en passant par la commission médicale d’établissement) sont sensibilisées à la problématique de la réduction de la contrainte. C’est tout un environnement qui est bienveillant, apaisant et qui prévient la crise. Enfin, si ces établissements n’ont pas des ressources en personnel supérieures, ils ne sont cependant pas en difficulté. Les services sont attractifs, les équipes soudées. À l’inverse, les services se trouvent rapidement fragilisés lors d’absences de soignants.
Comment évolue le recours à l’isolement et à la contention ?
C.G. : L’appropriation par les établissements du recueil de ces mesures prend du temps. De ce fait, les évaluations longitudinales doivent être conduites avec prudence et il n’est pas encore possible de mesurer l’effet des évolutions législatives, les dernières datant de 2022.
M.C. : On constate depuis 2011 une augmentation du nombre de personnes hospitalisées sans leur consentement, par rapport au nombre de personnes hospitalisées librement en psychiatrie.
On a pu noter une augmentation du recours à l’isolement entre 2011 et 2018. Depuis 2018, plusieurs éléments fragilisent l’analyse de ces évolutions : modification du recueil d’information sur l’isolement et la contention et crise du Covid-19 qui a fortement impacté le recours aux soins et créé des ruptures dans les séries chronologiques.
Mais, j’ai l’impression que s’amorce le début d’une réduction, ou au moins une stabilisation, des soins sans consentement et des pratiques d’isolement et de contention. Nous sommes contactées par les agences régionales de santé (ARS), les hôpitaux, les fédérations hospitalières qui cherchent à soutenir cette évolution en psychiatrie. Autant de signaux qui laissent présager d’une prise de conscience, même s’il faut attendre quelques années pour confirmer la tendance.
L’isolement et la contention sont-ils appliqués strictement selon les indications ?
C.G. Ces mesures sont majoritairement rencontrées chez des personnes ayant reçu un diagnostic de trouble psychique sévère, qui peuvent comporter des phases d’auto ou d’hétéro-agressivité et d’agitation psychomotrice ayant pu amener à la mise en place de ces mesures lors de situations de crise.
Néanmoins, nous observons une surreprésentation des personnes avec des troubles du spectre de l’autisme ou une déficience intellectuelle. Cela laisse supposer que ces pratiques sont parfois utilisées lorsque les équipes ne parviennent pas à répondre aux besoins de populations spécifiques dont la prise en charge nécessite des adaptations. Les détenus sont aussi surreprésentés parmi les personnes recevant des mesures d’isolement : sûrement pour des raisons de sécurité non liées à des motifs cliniques. Les détenus devraient plutôt être accueillis en unité hospitalière spécialement aménagée (UHSA), mais il n’en existe qu’une dizaine en France.
Les recommandations internationales prônent une approche globale, depuis l’équipe soignante jusqu’à l’échelle nationale
Magali Coldefy
Comment se situe la France par rapport à l’étranger ?
C.G. : Difficile d’établir des comparaisons précises, car ces pratiques ne recouvrent pas les mêmes réalités selon les pays, ni ne sont recensées selon les mêmes modalités. On sait qu’on recourt moins à la contention que des pays asiatiques comme le Japon, mais plus que la Nouvelle-Zélande ou l’Angleterre, où la contention mécanique est interdite. Par ailleurs, la volonté de réduire ces pratiques est plus ancienne à l’étranger, notamment en Scandinavie. Mais toute politique volontariste reste difficile à tenir sur la durée.
M.C. : J’ajouterais que les législations diffèrent entre pays. Par exemple, l’imposition d’un traitement médicamenteux lors d’une hospitalisation en psychiatrie est encadrée légalement dans certains pays.
L’intervention du juge des libertés et de la détention (JLD) ou du contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) a-t-elle fait bouger les lignes ?
M.C. : C’est difficile à observer pour l’instant, mais la saisine obligatoire du JLD avant l'expiration de la 72e heure d’isolement ou de la 48e heure de contention, et son contrôle avant douze jours d’hospitalisation sans consentement a certainement eu un impact sur la durée des mesures. Nécessaire pour assurer le respect du droit des personnes, cet encadrement mis en place témoigne d’une ambition dissuasive de la part du législateur. On remarque que la meilleure connaissance des droits n’a pas augmenté le recours aux mainlevées : il y en aurait en 2018 entre 8 à 9 % relatives à des saisines obligatoires du JLD, et 14 % quand elles sont facultatives. Des taux similaires à ceux de 2012.
Quant aux rapports du CGLPL, ils ont eu le mérite de faire connaître au grand public la psychiatrie et de l’interpeller sous l’angle des droits des personnes. Ils ont pu avoir l’effet d’un électrochoc dans certains établissements. Des changements ont eu lieu, mais dans le temps, cela reste fragile. Les recommandations internationales de réduction prônent une approche globale, systémique, soutenue à différents niveaux, depuis l’équipe soignante, la direction de l’établissement, la région, jusqu’à l’échelle nationale.
Les dispositifs en amont pour éviter une crise sont intéressants, tout comme les pratiques orientées vers le rétablissement
Coralie Gandré
Quelles sont les alternatives à l’isolement et à la contention ?
C.G. : Les dispositifs qui interviennent en amont pour éviter une crise sont intéressants (équipes mobiles, soutien à domicile). Tout comme les pratiques orientées vers le rétablissement, qui impliquent les personnes et les proches, telles que les directives anticipées en psychiatrie, les plans de crise conjoints, ou encore les programmes de psycho-éducation de la famille. Les échanges d’expérience entre équipes sont à favoriser, afin de montrer qu’il est possible de faire autrement et de comprendre pourquoi ça fonctionne dans un endroit, au lieu de juger.
Vous travaillez depuis des années sur la psychiatrie. Quel regard portez-vous sur la discipline ?
M.C. : La santé mentale, notamment des jeunes, fait l’objet d’une attention réelle du gouvernement et de la société depuis le Covid. Il y a beaucoup d’annonces. Est-ce suffisant pour répondre aux besoins des équipes ? Des changements sont en cours, avec le développement de pratiques orientées vers le rétablissement, la place et la voix grandissante des usagers, l’aller-vers, l’intervention des pairs-aidants dans les services… Mais la discipline connaît une crise d’attractivité sans précédent.
C.G. : C’est pourtant un champ porteur d’innovations !
Repères
2011
La loi du 5 juillet relative aux droits et à la protection des personnes en psychiatrie instaure un contrôle des soins sans consentement par le juge des libertés et de la détention (JLD).
2016
La loi de modernisation du système de santé précise qu’isolement et contention sont des pratiques de dernier recours, sur décision médicale, et rend obligatoire leur recueil par les établissements depuis 2018.
2017
La Haute Autorité de santé émet des recommandations de bonnes pratiques sur l’isolement et la contention.
2022
La loi sur le pass vaccinal précise les durées limites des mesures d'isolement (douze heures) et de contention (six heures) et le contrôle du JLD respectivement au bout de soixante-douze et quarante-huit heures.
Dr Patrick Gasser (Avenir Spé) : « Mon but n’est pas de m’opposer à mes collègues médecins généralistes »
Congrès de la SNFMI 2024 : la médecine interne à la loupe
La nouvelle convention médicale publiée au Journal officiel, le G à 30 euros le 22 décembre 2024
La myologie, vers une nouvelle spécialité transversale ?