LE QUOTIDIEN : Lors d'une conférence du CCNE, vous avez dit que nous entrions dans un deuxième âge de la bioéthique, caractérisé par les relations entre acteurs, tandis que le premier aménageait la coexistence des valeurs et des cultures. Comment définissez-vous la bioéthique ?
FRÉDÉRIC WORMS : Les problèmes bioéthiques sont des questions qui surgissent de la médecine ou de la recherche sur le vivant et qui nous forcent à expliciter des enjeux éthiques en général cachés dans nos existences ou dans la société. Ces enjeux, ce sont d'abord les « valeurs » et représentations portant sur le sens de nos vies, plurielles dans les démocraties. La bioéthique est, dans un premier temps, une manière de construire un cadre démocratique pour faire discuter ces éthiques et traiter leurs contradictions inévitables. Ce premier aspect n'a pas disparu, mais une deuxième dimension vient aujourd’hui au premier plan : les relations non pas entre les valeurs, mais entre les acteurs. Par exemple, dans la médecine : le médecin prend soin de la vulnérabilité du patient. Mais il doit reconnaître que le patient est aussi un sujet moral et politique, dont il faut respecter la liberté. Plus encore : certaines techniques comme l'assistance médicale à la procréation (AMP) font intervenir plusieurs acteurs (soignants, femmes, donneurs, système de santé, etc.). La bioéthique a alors pour fonction et devoir de définir dans quelle mesure ces techniques - et il faut regarder technique par technique - respectent ou transgressent les principes moraux des relations humaines, portent atteinte à la vulnérabilité d'une personne, à sa liberté ou à d'autres droits fondamentaux. Nous sommes entrés aujourd’hui dans ce deuxième âge démocratique de la bioéthique.
Comment articulez-vous bioéthique et loi ?
La bioéthique ne se relie pas au droit ou à la loi par hasard. Elle consiste à construire un cadre juridique pour concilier les contradictions inévitables entre les éthiques, et entre les acteurs. Pour cela elle introduit dans le droit des catégories morales nouvelles qui définissent des limites, des principes ayant autorité, comme le don ou la personne de confiance.
La bioéthique est liée à la démocratie. Inversement la démocratie passe par la bioéthique pour prouver qu'elle peut aménager la vie commune sur les questions les plus vitales. Son caractère révisable ne doit pas nous sembler bizarre : assumer un cadre révisable qui accompagne les changements majeurs de la science et de la société est un signe de maturité politique et humaine.
La possibilité d'acheter des tests génétiques sur internet pose la question d'un cadre bioéthique international. Est-ce possible ?
La question du cadre international est essentielle. Chaque pays a son autonomie sur ces sujets comme sur les autres, mais il ne faut pas tout relativiser. On observe une frontière nette entre les pays non démocratiques, (où peuvent exister la peine de mort, une GPA esclavagiste), et les pays démocratiques. Mais au sein des pays démocratiques, on observe des variations entre les législations, et c’est normal.
On peut espérer une législation bioéthique minimale au niveau international. L'humanité se construit par des interdits, et même dans les pays non démocratiques, on observe des interdits universels comme celui du clonage reproductif. Il porte atteinte à ce qui est constitutif de l'espèce humaine : la variation, la différenciation.
Lors des débats sur l'AMP ou la génétique, il est courant que les participants expriment leur peur de l'eugénisme. Jacques Testard considère que le transhumanisme est un nouvel eugénisme. Comment éviter ce glissement ?
Les risques existent toujours, mais c’est toujours un excès de considérer un risque comme une fatalité, ce qui conduit à la panique.
Quel est ici le risque ? Il est de passer de l’évitement du mal, défini par la médecine, à la recherche d’un supposé bien (eu-génisme signifie cela), défini par des idéologies. L'éthique de la médecine se définit contre le négatif, elle vise à diminuer les maux, non à rechercher un bien supposé absolu, ou une performance pour elle-même. La frontière est parfois ténue : boire du café, est-ce pallier une fatigue ou se doper ?
Il faut se concentrer sur les risques graves. Prenons un exemple. Les CECOS procèdent à des « appariements » entre les gamètes des donneurs et les caractéristiques des demandeurs. Mais c’est seulement pour éviter certains risques reconnus collectivement comme tels et favoriser le lien parental et social. Il ne s’agit pas de laisser le choix aux parents selon leur conception personnelle du bien et du mal, de la performance et de l'idéologie.
Jacques Testart a raison de dire que les gens qui veulent plus, sont dans la transgression. Mais ce n'est qu'un risque et il est ne s’agit pas d’interdire une technique sous prétexte d’un risque si elle comporte des bénéfices permettant d'éviter des risques, plus graves encore.
Comment définir le pire ?
C'est là qu'on a besoin des médecins. Ils ne nous disent pas ce qu'est la vie bonne dans l'absolu mais ils peuvent nous dire où commence une vie de souffrance insupportable, invivable. Face à l’obstination déraisonnable ou par exemple dans les cas d'IMG, le choix n'est pas la mort contre la vie, mais contre ce « pire que la mort » : on reste dans la lutte contre le négatif.
Faut-il repenser le rôle de la médecine et notamment la distinction entre indications médicales et sociétales dans la législation sur l'AMP ou les tests génétiques ?
Cette distinction a été un des piliers de la bioéthique mais elle est plus difficile à appliquer qu'on ne le croit. Le sociétal n'est pas automatiquement l'eugénisme ou l'arbitraire. Ce peut être aussi une question de justice, de demande profonde des individus face à une souffrance. La question fondamentale, qui seule peut conduire à une interdiction c'est : quand la réponse thérapeutique transgresse-t-elle une autre éthique, un principe ou une relation fondamentale de l'humanité ? Il faut examiner au cas par cas.
La distinction entre le médical et le sociétal pourrait revenir ensuite pour déterminer les priorités dans l'usage de la médecine, une fois le seuil symbolique de l'autorisation ou de l’interdiction franchi. On peut penser au remboursement : certaines choses autorisées ne sont pas remboursées sans qu'il y ait scandale. Il y a des solutions à explorer.
En quoi le don est-il un pilier de la bioéthique ?
L'un des principes de la bioéthique française est de considérer que les parties du corps ne sont pas des objets séparables du sujet, mais font partie de la personne. Or comment penser un transfert qui ne réifie pas la partie du corps ? Par le don. L'objet n'est pas considéré pour sa valeur sur un marché, mais par rapport à l'intention libre du sujet qui donne. Il n'est ni un objet d'échange, ni un prélèvement obligatoire.
Néanmoins, même si la nature de l'objet passe après l’intention d’un sujet qui donne à un autre, on ne peut pas en faire totalement abstraction. Sang, gamètes, organes, visage, données… Il faut théoriser chaque don séparément.
La notion de consentement présumé pose-t-elle problème ?
Elle est l'un des exemples, très discuté, des constructions « extraordinaires » de la bioéthique. L’idée même d’un « donneur décédé » dont on « présume » le consentement s’il n’a pas exprimé de refus, peut nous sidérer. Mais elle est une construction humaine pour répondre à un besoin humain. Ce n'est pas un compromis mou, mais une notion tendue, une ligne de crête entre le besoin d'organes vitaux des médecins, et la liberté des citoyens. Cela illustre combien la bioéthique n'est pas une éthique a priori, mais une invention démocratique pour concilier deux éthiques valables, un lieu fondamental du débat et du progrès humain.
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