Rumseya Berin Sen se destinait à l’obstétrique. En octobre dernier, cette jeune femme de 25 ans rentre de 36 heures de garde dans un hôpital d’Ankara quand sa voiture percute de plein fouet un camion garé sur le bas-côté… Elle est tuée sur le coup. Pour ses confrères, l’accident, tragique, n’aurait peut-être pas eu lieu si elle était moins épuisée. Il est devenu symbolique des conditions de travail des médecins dans le pays.
« Nos collègues sont à bout. Le ministère de la Santé a émis un règlement stipulant qu’il est interdit de faire des gardes de 36 heures. Mais dans les faits, il est souvent impossible de faire autrement » détaille le Dr Vedat Bulut, secrétaire général de l’association des médecins de Turquie TBB (Türk Tabipleri Birliği). Les conditions de travail qui se détériorent sont loin d’être le seul défi que doivent affronter les médecins turcs. La conjoncture économique qui se dégrade à une vitesse folle, les violences de la part des patients ou la pression gouvernementale font qu’ils sont de plus en plus nombreux à vouloir quitter le pays.
2 700 médecins candidats au départ en 2022
L’hémorragie n’a rien d’anecdotique. « Rien qu’au mois de novembre, 267 médecins turcs ont demandé une équivalence pour leur permettre d’exercer à l’étranger. Si ça continue comme ça, en décembre, en 2022, il y aura environ 2 700 médecins qui ont entamé des démarches pour quitter le pays. Soit le double de l’année dernière, où ils étaient déjà 1 400, affirme Vedat Bulut, médecin lui-même. Arrivés à l’étranger, certains mettent quelques mois pour acquérir le vocabulaire médical nécessaire, mais ensuite, ils sont employables directement”. Principales destinations : l’Europe, mais aussi les États-Unis ou le Golfe.
Les violences, physiques ou psychologiques, subies par le corps médical sont une des principales raisons de ce ras-le-bol. En juillet dernier, le meurtre sauvage d’un cardiologue par le fils d’une de ses patientes, qui l'estimait responsable de la mort de sa mère, avait ému le pays entier. Ses collègues avaient débrayé deux jours et des manifestations avaient éclaté à travers toute la Turquie. Selon le syndicat Saglik Sen, qui s’occupe des professionnels de santé, rien qu’en septembre 2022, 16 incidents ont éclaté et 24 agents de santé (dont 11 médecins) ont été victimes de violences, qu’elles soient physiques, verbales, ou sur les réseaux sociaux. Une personne — un agent de sécurité - a été tuée. Selon le rapport, aucune mesure de rétorsion n’a été prise contre 14 des 25 auteurs de violence de septembre. Le syndicat appelle d’ailleurs à des « mesures renforcées » et à des campagnes médiatiques pour sensibiliser le public à être plus indulgent avec le personnel de santé, qui est « épuisé ». En tout, selon le syndicat, 339 professionnels de la santé ont été victimes de violences sur leur lieu de travail dans les neuf premiers mois de 2022.
« Il ne faut pas oublier les violences psychologiques, celles exercées par la direction de l'hôpital ou les pressions politiques du gouvernement » rappelle le Dr Vedat Bulut. Son association, apolitique et comptant 108 000 membres à travers tout le pays, est elle-même sous le coup de trois procédures judiciaires. Sa présidente, Şebnem Korur Fincancı, est actuellement en prison, soupçonnée de faire de la propagande pour une organisation terroriste. Il y a deux mois, elle avait demandé une enquête sur l’utilisation par l’armée turque d'armes chimiques dans le nord de l’Irak. « Nous-mêmes, au bureau exécutif, nous avons peur d’être également arrêtés un matin », indique Vedat Bulut. Une façon, pour le gouvernement, de faire taire une organisation puissante, qui pourrait remettre en cause leur légitimité lors de la prochaine élection présidentielle de juin prochain.
Inflation record et salaires bas
Par ailleurs, la crise économique et l'espoir d'avoir un meilleur niveau de vie en motivent beaucoup à vouloir partir. Un médecin en Turquie gagne en moyenne entre 760 et 1 070 euros par mois, un peu plus du double du salaire minimum. Mais depuis plus d’un an, la somme est loin d’être suffisante. L’inflation galopante de ces derniers mois - 85 % selon les autorités, plus de 160 % selon un regroupement d’économistes indépendants — est devenue la goutte d’eau qui va les forcer à partir.
D’autant plus qu’une fuite massive des professionnels de santé peut s’avérer désastreuse pour le service de santé turc, déjà fragilisé. L’inflation conduit par exemple les médicaments et le matériel médical, acheté en euros ou en dollars, à être de plus en plus cher. Certains patients doivent reporter, voire carrément interrompre leurs traitements. Sans compter les files d’attente qui s’allongent dans les hôpitaux publics et il n’est plus rare de devoir patienter six à huit mois avant d’avoir un rendez-vous pour un scanner ou un IRM par exemple.
Mais le gouvernement semble ignorer ces difficultés. En septembre, le chef de l’État, Recep Tayyip Erdogan, avait déclaré à la télévision, indifférent : « Qu'ils s'en aillent s'ils le veulent. Nous continuerons avec des jeunes diplômés ».
Exergue : « Qu'ils s'en aillent s'ils le veulent. Nous continuerons avec des jeunes diplômés »
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