Au Burkina Faso, le cancer du col de l'utérus est le deuxième cancer le plus fréquent chez les femmes (versus le quatrième au niveau mondial) et représente 22 % des décès par cancer (versus 7,5 % mondialement). Alors que le dépistage dans le pays est essentiellement assuré par inspection visuelle primaire à l'acide acétique, Médecins du monde (MDM) a souhaité développer l'accès des femmes au test HPV.
Dans quelle mesure ce test des pays développés peut-il fonctionner sur le terrain ? C'est la question à laquelle la Dr Keitly Mensah, médecin de santé publique et chercheuse au Centre de recherche sur le cancer de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), a tenté de répondre à travers le programme Paracao (Partenariat d’action et de recherche contre le cancer du col de l’utérus en Afrique de l’Ouest), coordonné par MDM et le Centre population et développement (Ceped).
Plutôt que d'exposer les conclusions de l'étude (1), la Dr Mensah a partagé lors de la journée scientifique de MDM en décembre les questionnements qui ont animé les chercheurs « à toutes les étapes du projet » et qui condensent les problématiques de la recherche en contexte humanitaire.
« Dès la conception, on s'est demandé comment diviser le travail entre chercheurs burkinabés et français. Nous avons essayé d'impliquer toutes les parties, mais nous sommes conscients de n'avoir pu satisfaire tout le monde », a-t-elle expliqué. Même problème à l'issue de la recherche : comment restituer les résultats de manière honnête… Et audible ? « On a peut-être démotivé les équipes sur place, elles ont eu l'impression d'avoir mal fait les choses », regrette la Dr Mensah.
S'est posée ensuite la question de l'application au Sud de procédures développées dans le Nord. La langue s'est avérée un obstacle. « Les agents de santé ont été formés en Français au test HPV. Or, à Ouagadougou, on parle le Moré : ils n'avaient pas les termes pour expliquer les résultats aux femmes. » En outre, les formations dispensées, très biomédicales, mettaient trop peu l'accent sur l'accompagnement des femmes dépistées positives.
L'articulation entre soin et recherche fut une autre pierre d'achoppement. Le chercheur qui observe les soins n'a pas vocation à intervenir - au risque de modifier son terrain d'enquête. Or, l'équipe de la Dr Mensah a constaté que certains agents laissaient repartir des patientes positives sans perspective de traitement. « Nous avons fini par faire remonter l'information, mais cela a été perçu comme un jugement et mal vécu », raconte-t-elle.
La responsabilité du chercheur se pose aussi en termes de conséquences sociales. La recherche peut susciter de nouveaux besoins. « Les femmes chez qui l'on dépiste un cancer vont-elles pouvoir être suivies au Burkina Faso ? Le système de santé suivra-t-il si le développement des tests HPV entraîne mécaniquement une hausse des cas ? », s'interroge la Dr Mensah. Et de se demander ce qui adviendra de l'intervention une fois MDM parti du pays.
Comment prendre en compte la vulnérabilité ?
La recherche en contexte humanitaire a ceci de particulier qu'elle s'inscrit dans un contexte d'extrême vulnérabilité. Comment en tenir compte alors qu'elle met en tension, voire en déroute les principes cardinaux d'une recherche éthique ?
Ainsi, en est-il du consentement libre et éclairé. « Certes, les femmes ont signé un consentement expliqué en Moré. Mais quelle est la part de la liberté individuelle quand on vous propose un dépistage présenté et perçu comme meilleur que l'existant, dont le lancement a été sponsorisé par la Première dame ? », questionne la Dr Mensah.
« Comment traduire la notion de placebo sans que cela signifie forcément une perte de chance ? Comment expliquer les effets secondaires indésirables ? », pointe à son tour l'anthropologue Mamane Sani Souley Issoufou, qui s'est penché sur un essai clinique randomisé évaluant un nouveau vaccin contre la diarrhée des enfants de moins de cinq ans dans le sud du Niger, conduit par Epicentre, centre de recherche épidémiologique créé par Médecins sans Frontières.
« Cette norme éthique, à prétention universelle, ne peut être appliquée telle quelle dans les pays pauvres, considère l'anthropologue. Il faut l'adapter, en tenant compte du contexte local. » Au-delà du problème de traduction, souvent résolu par le recours à des témoins qui savent lire et écrire et qui vont signer plusieurs consentements d'affilée, pointe le risque du « malentendu thérapeutique », c'est-à-dire une certaine méprise des participants sur les finalités de la recherche. « Pour les femmes et les enfants, participer à un essai sur un vaccin antidiarrhéique signifie recevoir de bons soins, dans de bonnes conditions, avec défraiement pour les transports et collations », explique-t-il. Les participants n'ont guère en tête la balance bénéfice/risque de la recherche, d'autant qu'en parallèle, le système de santé est défaillant, ce qui soulève encore la question de ce qui reste après l'essai clinique. « C'est mieux si l'intervention laisse des traces », préconise-t-il.
Mais il ne suffit pas de prendre en compte la vulnérabilité : il faut aussi veiller à ne pas l'aggraver. Ce fut notamment un impératif lors d'une recherche soutenue par MDM sur la prise en charge des violences sexuelles dans l'État du Borno, au Nigeria. L'objectif consistait à identifier les barrières qui empêchent les victimes de recourir aux soins. Or, ces femmes qui ont migré « dépendent de la population hôte, voire des ONG, ce qui jette le doute sur le caractère volontaire de la participation à la recherche », explique Magali Bouchon, socio-anthropologue et responsable du pôle recherche et apprentissage de MDM. Toute la difficulté tient alors à les interroger sans renforcer leur vulnérabilité, sans réactiver leurs traumas. Et à vaincre certaines de leurs réticences, liées au fait que les bénéfices et résultats de la recherche ne leur sont pas directement tangibles, sans oublier leur lassitude quand des collectes sont régulièrement organisées. « Il nous a donc fallu construire une méthodologie ad hoc pour naviguer entre les normes et cultures autour du genre ; le questionnaire ne les poussait pas tant à révéler leur expérience personnelle qu'à exprimer leur regard sur les choses », résume Magali Bouchon. Et de préciser que ces outils ont d'abord été testés sur un petit échantillon, tandis que les modalités du consentement ont été adaptées, les femmes pouvant signer d'un pseudo.
Faire vivre une charte éthique
Conscient que les autorisations demandées aux comités d'éthique nationaux ne suffisent pas toujours à garantir la probité des recherches sur des terrains minés, MDM a élaboré une charte éthique pour la recherche, faisant la part belle à la participation des personnes et à la restitution des résultats.
L'ONG travaille plus largement à une charte éthique générale pour l'ensemble de ses actions, inspirée de l'éthique du « care ». Le défi est désormais de la faire vivre, pour qu'elle ne soit pas un supplément d'âme ou une simple condition pour décrocher le financement d'un organisme de recherche. « Appliquer de manière systématique les grands principes peut être in-éthique. Il faut les mettre à l'épreuve de la réalité et être inventif d'une éthique, quitte à être transgressif », a exhorté en conclusion l'éthicien Emmanuel Hirsch.
(1) K. Mensah et al., BMC Women's Health, 2021. doi.org/10.1186/s12905-021-01392-4
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