EN JUILLET 1837, quelques mois après son retour en Angleterre, Charles Darwin, marqué par les observations faites au cours d’un périple de cinq ans à bord du « Beagle », entreprend dans le plus grand secret la rédaction des carnets où il développe ses idées sur la sélection naturelle et sur l’origine des espèces. Il est conscient de la transgression qu’il est en train d’accomplir. « Je suis maintenant presque entièrement convaincu (...) que les espèces ne sont pas (c’est comme confesser un crime) immuables », écrit-il. Et encore : « Cuidado » (prudence). Sept ans plus tard, à 67 ans, 200 pages de son manuscrit ont été rédigées, qu’il continue à tenir cachées dans son bureau avec une lettre destinée à sa femme. En cas de mort brutale, il lui demande de publier ce qui sera selon lui « une avancée considérable de la science ».
Darwin a vu juste, la publication de sa théorie, à laquelle il finira par consentir, révolutionnera la pensée scientifique. La loi naturelle qu’il découvre rend compte à elle seule de l’extraordinaire richesse de la diversité de l’univers du vivant. Ce faisant, elle permet de penser de manière cohérente la création sans créateur, sans projet, sans finalité - les tenants d’une lecture littérale des textes religieux et ceux du « dessein intelligent » s’y opposent encore aujourd’hui. Médecin et chercheur, Jean-Claude Ameisen, dans le très beau livre* qu’il lui consacre, le souligne : « Darwin a posé les fondations de ce qui est devenu une grille de lecture d’une extraordinaire puissance, d’une extraordinaire fécondité et d’une extraordinaire longévité pour explorer les origines et pour prédire, observer et anticiper l’évolution du vivant... Et la biologie moderne, en se transformant, en évoluant et en étendant son champ d’exploration et de questionnement, se déploiera dans le cadre conceptuel dont il a tracé les contours il y a maintenant un siècle et demi ». Ses propres travaux sur la mort cellulaire s’inscrivent ainsi dans le champ ouvert par l’auteur de « l’Origine des espèces ».
La théorie darwinienne de l’évolution « n’a pas seulement imprégné notre façon d’appréhender la nature, et de nous interroger sur notre nature biologique. Elle a aussi imprégné notre culture », estime J.-Cl. Ameisen. Pour le meilleur et parfois pour le pire. Car la tentation d’appliquer au fonctionnement de nos sociétés une forme de loi naturelle a été forte et sera à l’origine des dérives du darwinisme social et sa légitimation par la science. Efficace à décrire la diversité et la complexité du vivant, la loi de la sélection naturelle oppose « une indifférence aveugle et absolue au devenir, à la liberté et à la souffrance de chaque être vivant ».
Jean-Claude Ameisen a conçu son livre comme un carnet de voyage personnel, à la fois plongée dans la recherche contemporaine en biologie, réflexion sur l’histoire des idées et ouverture sur l’émotion poétique. Il n’hésite pas à dire « Je » et à faire entendre l’écho des fracas qui l’ont meurtri. « Car que valent les merveilles de la science si elles mènent à l’indifférence, au malheur, à la souffrance, au mépris et à l’oubli ? », interroge-t-il.
« Dans la lumière et les ombres, Darwin et le bouleversement du monde », Fayard/Seuil, 450 pages, 23 euros.
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