À l’heure où se tient à Paris le procès des attentats du 13 novembre 2015, la question de l’intégration à la mémoire collective des mémoires individuelles est cruciale. Comment ces mémoires individuelles se nourrissent-elles de la mémoire collective, et inversement ? L’ambitieux programme « 13-Novembre », porté par le CNRS, l’Inserm et Hesam Université, commencé en 2016 et qui devrait se poursuivre jusqu’en 2026, a pour objectif de réaliser une cartographie de témoignages la plus complète possible et de voir son évolution.
Cette recherche transdisciplinaire, conçue par l’historien Denis Peschanski et le neuro-
psychologue Francis Eustache, repose sur le recueil et l’analyse de témoignages de 1 000 personnes volontaires. « Tout acte de mémoire est un acte social », souligne Francis Eustache. D’où l’idée de mettre en perspective ces témoignages individuels et audiovisuels avec les traces de la mémoire collective telle qu’elle se construit au fil des années via les journaux télévisés et radiodiffusés, les articles de presse, les réactions sur les réseaux sociaux, les textes et les images de commémorations.
Ces 1 000 volontaires sont divisés en quatre cercles : le premier cercle est constitué de ceux qui ont survécu aux attentats ou qui ont perdu un proche mais aussi des pompiers et des forces de l’ordre qui sont intervenus. Face aux mêmes événements, certains ont développé un trouble de stress post-traumatique (TSPT) et d’autres non. Le deuxième cercle comprend les habitants des quartiers directement touchés par les attentats, le troisième cercle, les habitants des quartiers parisiens. Le quatrième cercle est le groupe contrôle, il réunit des habitants de Montpellier, Metz et Caen qui ont vécu ces événements à distance.
Impact sur le cerveau
L’étude Remember, dirigée par Pierre Gagnepain, évalue les conséquences d’un événement traumatique sur l’évolution des fonctions mentales, psychologiques et cérébrales via l’imagerie par résonance magnétique (IRM) en comparant 80 sujets non exposés et 120 sujets exposés aux attentats, issus de l’étude 1 000.
Les premiers résultats publiés dans la revue « Science »* montrent que la résurgence intempestive des images et pensées intrusives chez les patients atteints de stress post-traumatique, longtemps attribuée à une défaillance de la mémoire, serait également liée à un dysfonctionnement des réseaux cérébraux qui la contrôlent. Ces résultats permettent d’identifier de nouvelles pistes de traitement, pour renforcer ces mécanismes inhibiteurs défaillants.
Les sujets avec TSPT vivent cette intrusion comme présente (contrairement à ceux qui parviennent à faire passer ces événements au stade du souvenir) et développent aussi une distorsion de la mémoire autobiographique : tout dans leur vie se résume au traumatisme. Les stratégies d’évitement alors mises en place participent à la désorganisation de leur vie sociale et affective et s’accompagnent d’une augmentation des troubles du sommeil, des syndromes dépressifs et des addictions. Tout se passe comme s’il s’agissait d’une pathologie de l’oubli entraînant des altérations des capacités de projection future.
Effet sur les générations futures
En 2022, les chercheurs vont aussi mesurer la transmission secondaire en comparant 120 enfants de 6 à 18 ans nés avant les attentats, et dont les parents ont vécu le traumatisme, à 120 enfants du même âge, dont la famille n’y a pas été exposée directement. Enfin, en 2026, les mêmes enfants, mais aussi ceux qui sont nés après les attentats, participeront à une nouvelle phase de l’étude pour analyser la transmission, via l’épigénétique, de la mémoire traumatique. Toutes ces recherches sont destinées à fournir de nouvelles pistes thérapeutiques pour aider les familles victimes de traumatismes.
Le 13 novembre s’inscrit dans la mémoire collective des Français. Pour qu’un événement structure la mémoire collective, il faut que les conditions de la mise en récit mémoriel soient réunies, explique Denis Peschanski. La figure structurante de la deuxième guerre mondiale dans les années 1960 était le héros, le résistant ; à partir des années 1980, c’est la figure de la victime juive, tandis que la figure structurante du 13 novembre est la victime. Le régime mémoriel varie donc avec le temps.
Les entretiens menés par les chercheurs du projet « 13-Novembre » montrent déjà l’évolution des mémoires : « avant le procès de 2021, plus le temps passait, moins les gens pouvaient dire exactement le lieu des attentats. De plus, il apparaît que les plus âgés sont plus marqués par l’assassinat de l’enseignant Samuel Paty et les plus jeunes par "Charlie hebdo" et l’attentat de l’Hypercacher. Le grand récit construit à partir des récits individuels du procès sera peut-être la représentation dominante dans le futur », avance Denis Peschanski.
D'après une présentation lors de la 13e édition du Congrès français de psychiatrie, décembre 2021
*A. Mary et al., Science, 2020. doi: 10.1126/science.aay8477
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