Il est devenu évident qu’aucune nation, aucun pays ne pourra jamais offrir à chacun des individus qui les composent les soins qu’il serait « en droit » d’attendre au regard des avancées du savoir et des techniques dans le domaine de la santé, de la médecine en particulier. Et si on considère les 8 milliards d’individus à venir prochainement…
Ne pas pouvoir/vouloir penser cet état de fait obère notre capacité à penser la conduite de politiques de santé cohérentes. Va-t-on pouvoir continuer à greffer des reins, des cœurs, des mains… des visages, à réanimer des octogénaires aux co-morbidités multiples et des fœtus de 25 semaines, à poser des valves, des piles, des rétines et des genoux tout en continuant de soigner les malades mentaux en souffrance, à traiter les conséquences métaboliques de nos inconséquences alimentaires, à manipuler des allèles dans la perspective d’un mieux-être transhumaniste ?
… alors que dénicher un médecin traitant susceptible de diagnostiquer une angine est devenu un parcours du combattant.
… et que des centaines de millions d’individus meurent de malnutrition, du sida, de parasitoses ou même encore de la lèpre… et attendent leur vaccin contre la Covid ?
Il est vrai que si personne ne fumait, ne buvait d’alcool, ne consommait de sucres rapides, de viande rouge et de graisses animales, faisait du sport (mais pas trop), pratiquait le sexe avec mesure (et précautions !), que si tout le monde mangeait (au moins) cinq fruits et légumes par jour, des sardines et du hareng une fois par semaine, portait un masque et refusait d’embrasser sa belle-sœur… Tout ça pour ne pas mourir… alors que plusieurs milliards d’individus ne demandent qu’à survivre…
Eh bien ça ne marcherait quand même pas, nous mourrions quand même, c’est ballot ! Penser la santé, c’est penser la mort. Refuser la mort, c’est refuser la vie, ce refus la rendant par contraste omniprésente. À fuir la mort, on en oublie de vivre.
Et pourtant, notre aveuglement obstiné à centrer notre préoccupation sur l’évitement de la mort est-il compatible avec l’avenir de l’Humanité ? « Cachez cette mort que je ne saurais voir ». La mort a supplanté le sexe en matière d’obscénité, pourtant elle seule nous offre le relief qui permet d’apprécier la vie. La mort ou son éventualité, bien sûr. Sa présence est rassurante, rassurante parce qu’immuable repère commun à toute l’Humanité. Nous partageons peu de la vie, tout de la mort. C’est la certitude d’être mortel qui me rend libre.
Le tri des patients, perspective infamante
Et puisque je suis parti dans l’iconoclastie, je continue. Peut-on réellement croire que nous pourrons échapper à cette question : qui laisse-t-on mourir (tranquillement, dignement… ou pas) ? Le vieil insuffisant cardiaque à Lille, le préma à Paris, le paludéen à Niamey, le Kwashiorkor à Tombouctou, l’alpiniste polytraumatisé à Chambéry, le cancéreux multi métastatique à Bordeaux, le non-vacciné (et obstiné à ne pas l’être) à Nice… Ou on continue de faire croire que jamais, au grand jamais, il ne saurait être envisagé un tri infamant des patients ?
Pourtant, « dépêchez-vous, il n’y en aura pas pour tout le monde », dirait un vendeur cynique… mais réaliste, qui parlerait en outre de « rapport qualité/prix » en matière de vie humaine.
L’abominable du XXe siècle et l’horreur du choix de Sophie nous habitent parce que nous sommes tous les enfants les uns des autres. Mais le statut du réel s’avérant de plus en plus flou nous finissons par imaginer pouvoir nous en débarrasser. Nous luttons de façon acharnée pour en atténuer les effets en espérant le voir disparaître, se virtualiser, lui aussi…
Pourtant, il a la vie dure, lui, ce réel que Lacan nous dit rencontrer « quand on se cogne » Le déni nous offre « heureusement » une porte de sortie : il suffit de parcelliser la douleur du choc en autant d’éléments que nécessaires à rendre notre pensée incohérente, « déconstruire » la raison et la rendre illégitime… au nom du Bien, s’entend…
Que faire ? Peut-être élargir le champ de nos représentations, faire plus de liens dans la transversalité, rechercher la cohésion dans la cohérence… et vice versa. Pour cela, tout doit pouvoir être évoqué et dit sans tabou… parce que la pensée est d’une autre essence que l’acte. Elle éclaire le déterminisme de l’acte mais ne contraint pas celui-ci. Et c’est bien parce que le paradigme de la mort nous aide à penser qu’il faut la respecter, la considérer.
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