Les patients les plus pénibles sont les enseignants. Je ne sais combien de fois je me suis dit ça et ma pratique n’a cessé de me donner raison. Quel besoin ont-ils de savoir exactement pourquoi ils sont malades et combien de temps ils vont le rester ? Certes c’est beau la soif de comprendre ! Et si rare ! Certains de mes confrères consacrent une partie de leur temps à la transmission. Dans un amphi, là d’accord ! Mais dans son officine, un médecin est un expert en qui on doit avoir une confiance aveugle, et surtout muette. Je veux bien admettre deux questions par patient, trois si elles sont pertinentes, au-delà, c’est du harcèlement.
Les enseignants méprisent l’argent et valorisent plutôt la connaissance. Lorsqu’ils ont en face d’eux quelqu’un qu’ils soupçonnent de vouloir, tout en gagnant correctement sa vie, garder pour lui sa science, ils sont amers. On ne saurait le leur reprocher, mais difficile de leur faire entendre que douze ans d’études ne se résument pas en dix minutes.
Les pires, je crois, sont les instituteurs à la retraite. Ceux-là ont tout leur temps et en plus d’être un peu méfiants, ils sont assez souvent écolos ! Il faut partir de la parthénogenèse pour leur faire admettre qu’on n’a jamais soigné une infection urinaire avec du bouillon de queues de radis. Ou alors c’était un gros coup de pot ! Pour peu qu’ils aient été délégués syndicaux, ils n’aiment rien plus que débattre : antibiotiques ou homéopathie, vaccination ou pas… Épuisant.
Je sais bien de quoi je parle car je suis fils d’instituteurs. Il n’est pas rare que les enseignants engendrent des médecins, ce qui finit par créer des dissensions dans les familles où l’on parle politique. Une lutte des classes en col blanc.
Pour m’éviter d’être pris par surprise, ma secrétaire a mis au point un code secret. Lorsqu’un nouveau patient se présente, et que c’est un prof, elle rajoute un astérisque à son nom. C’est discret et ça signifie : « lancement du plan Orsec ». Au-delà des vingt minutes prévues, elle passe la tête dans mon cabinet avec un air navré et murmure, sur un ton alarmiste mais contenu, quelque chose du style : « Docteur, c’est Monsieur X. C’est urgent ! » Ou bien elle me téléphone et je lui réponds en feignant une tension extrême : « Oui je le rappelle dès que j’ai fini. » Et en général, le patient me tend sa carte Vitale avec un air compréhensif.
Quand j’ai consulté le cahier de rendez-vous ce matin-là, j’ai aperçu l’astérisque accolé au nom d’une patiente que je ne connaissais pas : mademoiselle O’Brien.
J’avais dix patients à voir avant elle. Le mercredi est un jour chargé. Lorsque je l’ai appelée dans la salle d’attente, j’avais oublié l’astérisque. Mais dès qu’elle a franchi le seuil de mon bureau, il ne m’a pas fallu plus d’une seconde pour me souvenir. Elle avait cette allure caractéristique : un physique pas déplaisant, un intérêt visiblement un peu lointain pour la mode mais des lunettes violettes (tentative touchante de se distinguer dans les rangs austères des personnels de l’éducation nationale) et surtout elle avait à la main un cartable. Pas un porte-documents un peu branché, ni une grande besace sexy, non le vieux cartable avec lequel elle avait probablement fait ses études, en cuir râpé et bourré de copies qu’elle avait corrigées dans la salle d’attente puis fourrées à la hâte dans un des soufflets.
Elle s’est levée précipitamment et m’a dit : « Bonjour Docteur. » Ce respect de la fonction me plaisait. Il posait clairement la répartition des rôles. Toutefois, la méfiance restait de rigueur.
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