Maël Lemoine (philosophe des sciences médicales) : « Il n’y a pas, en médecine, de théorie unifiée de ce qu’est le phénomène pathologique »

Par
Publié le 05/04/2024
Article réservé aux abonnés

Professeur de philosophie des sciences médicales à l’université de Bordeaux, Maël Lemoine explique comment la classification des maladies dépend de la façon de décrire le pathologique et reflète ainsi celle de soigner. Loin d’être immuable, la nosologie est évolutive. Une réflexion qui s’appuie sur ses travaux au sein de l’Unité CNRS en immunologie.

LE QUOTIDIEN : La classification internationale des maladies (CIM) recense 17 000 entités nosologiques. Comment sont-elles conceptualisées ?

MAËL LEMOINE : La CIM est plus pragmatique que scientifique. Sa visée est de répertorier toutes les maladies en étant la plus inclusive possible. Les entités sont classées selon un format standardisé (via des codes), facilement compris par des outils informatiques. Les symptômes et la physiopathologie sont sommaires – un spécialiste pourra même trouver qu’ils ne sont pas à jour. Mais tel n’est pas le propos : tout l’intérêt de la CIM est de fonctionner comme un « hub épistémique », une plateforme qui permet à différents acteurs de dialoguer.

Une autre classification obéissant à des principes de regroupement différents aura comme finalité de mettre en évidence les causes des maladies – par exemple, l’infection virale des voies aériennes supérieures.

Pour un médecin, les entités nosologiques se structurent encore d’une autre manière, autour de quatre éléments cruciaux, à commencer par la physiopathologie, les mécanismes internes de la maladie. Puis vient l’étiologie : les causes externes qui enclenchent la physiopathologie de la maladie. Troisièmement, la sémiologie est la manière dont on reconnaît un processus (et la multiplication des examens complémentaires montre que ce n’est pas une science exacte). Dernier ingrédient : la thérapeutique. Sachant que le but principal de la médecine et des classifications est avant tout de soigner.

Tout l’intérêt de la CIM est de fonctionner comme une plateforme qui permet à différents acteurs de dialoguer

Faut-il comprendre que les maladies seraient des constructions purement institutionnelles, voire arbitraires ? Un relativisme absolu ne présente-t-il pas un risque ?

C’est la question préférée des philosophes de la médecine ! Les normativistes considèrent que tout est construit sur des normes sociales. À l’inverse, les naturalistes avancent que les pathologies sont fondées sur des critères biologiques (ou devraient l’être).

D’autres défendent une position hybride, devenue classique, en posant qu’il y a deux conditions nécessaires et suffisantes pour dire qu’un état est une maladie : qu’on puisse documenter un dysfonctionnement biologique ; et que l’état qui en résulte soit nuisible pour la personne. On n’appellera pas « maladie » une condition biologique anormale qui n’aurait aucune incidence pour l’individu, ni un état vécu comme désagréable qui ne serait pas étayé par une dysfonction biologique.

Pour ma part, je défends une position légèrement différente, à savoir que le mouvement de la médecine consiste à transformer une plainte, une souffrance, en un fait biologique. Le processus est compliqué, le résultat imparfait : on parvient rarement à inclure dans la maladie tous les individus qu’on souhaitait englober au départ ; on en exclut certains, on en pathologise d’autres. L’intérêt de biologiser reste, in fine, de comprendre un processus, pour le contrôler, le maîtriser, voire l’arrêter.

On peut illustrer cela par l’exemple de la démence : à l’origine, il y a un comportement dont les personnes souffrent et se plaignent. La médecine part de cette position et tente de transformer cette entité clinique en entité biologique, en cherchant, par exemple, des biomarqueurs précoces d’Alzheimer.

Les normativistes pointent à juste titre, les enjeux sociaux et économiques d’une telle quête : certes, distinguer des biomarqueurs précoces conduirait à traiter des milliers de personnes qui n’auront peut-être jamais rien. Mais ce n’est pas le tout du problème. Le but de la médecine n’est pas de tout médicaliser, mais de traiter ; et on ne peut traiter sans biologiser ni naturaliser.

L’intérêt de biologiser reste, in fine, de comprendre un processus, pour le contrôler, voire l’arrêter

La pathologisation des addictions aux écrans relève-t-elle de cette problématique ?

C’en est en effet une illustration. Les normativistes y voient une tentative de normaliser les comportements, sous la pression de stratégies moralisatrices ou économiques. Et de fait, l’industrie pharmaceutique peut avoir un intérêt à massifier la pathologisation d’un comportement pour vendre des médicaments peu spécifiques et pas très efficaces.

Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas des processus ayant une physiopathologie repérable, compréhensible et pouvant se traiter comme une maladie. Cela pourrait permettre de distinguer, entre deux personnes aux comportements semblables, celle qui relèvera de la pathologie sur des bases biologiques. De même à l’égard des démences, dont les origines sont très diverses : un spécialiste qui raisonne selon les causes, et non seulement au regard des critères, pourra faire des distinctions entre les individus et agir.

Où est la frontière entre le normal et pathologique ?

Une première réponse consiste à dire : est pathologique tout ce que la médecine contemporaine considère consensuellement comme pathologique. Et, de fait, une minorité d’états font l’objet de dissensus, comme l’Alzheimer, considéré comme soit une maladie, soit un syndrome, voire une forme du vieillissement… Une fois cette réponse posée, vient un courant – celui des normativistes – qui la questionne. Selon eux, les médecins, pour décider de ce qu’est une maladie, se fonderaient sur des valeurs, et biologisent ainsi des états.

D’autres approches tentent de redéfinir le normal et le pathologique. Pour ma part, j’observe qu’il n’y a pas, en médecine, de théorie unifiée de ce qu’est le phénomène pathologique. Pour autant, je pense que le pathologique est extrêmement important dans l’économie du vivant : il n’y a pas d’être vivant qui n’ait pas de maladie. Cela joue dans l’évolution : les individus plus vulnérables aux maladies – sauf exception – ont moins de fitness reproductif que ceux qui le sont moins.

Un autre point d’ancrage serait de repartir des mécanismes d’homéostasie et d’adopter une approche physiologique, qui définisse la santé plutôt que la maladie. Les maladies sont alors des phénomènes dont les caractéristiques communes sont de troubler l’homéostasie. Cette approche traditionnelle, même si elle n’a jamais été systématisée ni transformée en théorie à proprement parler, parle à tous médecins.

Des développements contemporains consistent enfin à dissocier les phénomènes pathologiques, des phénomènes physiologiques : c’est-à-dire à ne plus définir la santé comme une absence de maladie, mais étudier les mécanismes des organismes dédiés à son rétablissement et à son amélioration. C’est de la physiologie de base reprise dans une vision plus contemporaine. En pratique, au lieu d’avoir un temps de retard par rapport à la maladie et la soigner quand elle est déjà là, ou d’essayer de la prendre de court grâce à la prévention, l’idée est de s’intéresser à l’optimisation de la santé : la capacité générique à se protéger, résister, augmenter ses chances de survie face à toutes maladies qui peut se présenter. C’est une tentative de penser la santé publique sous un angle physiologique.

Le pathologique est extrêmement important dans l’économie du vivant

L’Organisation mondiale de la santé définit la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social », et non seulement une absence de maladie ou d'infirmité.

C’est un objectif de santé publique, qui ne décrit pas ce qu’est la santé, mais fixe un idéal vers lequel tendre.

Les questions se posent-elles de la même façon en cancérologie ou en psychiatrie ?

Un certain nombre de philosophes soutiennent que c’est la même question et qu’il serait illusoire de penser que les entités sont mieux définies en cancérologie qu’en psychiatrie : on se questionne sur le statut cancéreux de certains carcinomes, on s’interroge sur les effets négatifs de dépistages massifs qui généreraient de l’angoisse chez des patients dont les lésions n’évolueront pas. Mais la proportion des cas controversés est bien plus grande en psychiatrie qu’en oncologie !

Ces questions se posent aussi de manière différente car l’accès et la possibilité d’étudier les systèmes physiologiques n’ont rien à voir. Un cerveau n’est pas un épithélium qu’on peut visualiser. Les outils sont beaucoup plus vagues en psychiatrie, où le problème est global et non localisé, qu’en oncologie, où le doute portera sur la nature et l’évolution de la lésion. Cette absence de marqueur, entre autres, explique selon moi, les difficultés de la médecine de précision : chercher des signatures biologiques et les corréler à des pathologies me semble une fausse promesse en psychiatrie.

Pour pallier cette difficulté à utiliser le modèle classique de localisation, la psychiatrie a redoublé d’ingéniosité pour catégoriser ou dimensionnaliser les troubles, en tentant de décrire en des termes abstraits le comportement et la cognition d’une personne (celle-ci étant pourtant difficilement observable). Les psychiatres ont aussi été les premiers à développer des approches statistiques pour construire des entités nosologiques. Cela ne s’est pas avéré très probant, mais cela pourrait l’être pour catégoriser les maladies auto-immunes, sur la base d’anticorps spécifiques. Les maladies rares sont en effet un autre laboratoire passionnant pour redéfinir les entités nosologiques. En raisonnant à partir des mécanismes sous-jacents, on s’attend aujourd’hui à des re-catégorisations spectaculaires, en particulier des rapprochements entre des maladies auto-immunes traditionnellement distinguées.

Propos recueillis par Coline Garré

Source : Le Quotidien du Médecin