Faut-il généraliser le dépistage néonatal de la drépanocytose en France ? Sans se prononcer, le Président Emmanuel Macron a promis un plan Drépanocytose dans le cadre de son nouveau mandat. À l’heure où la prévalence augmente régulièrement, les spécialistes pressent de plus en plus, études à l’appui, pour réaliser systématiquement ce test qui repose encore sur un algorithme de décision compliqué.
À l’occasion de la journée mondiale de la drépanocytose le 19 juin, les appels se multiplient en faveur d’une généralisation du dépistage néonatal. Les spécialistes espèrent avoir enfin gain de cause, alors que le Président Emmanuel Macron a fait la promesse d’un plan de détection et de prévention de la maladie dans le cadre de son nouveau mandat.
Cette pathologie, la plus répandue des maladies rares avec 30 000 patients atteints en France, concerne une naissance sur 500 à 3 500 selon les régions (80 % des malades vivent en Île-de-France ou dans les Outre-mer). « La prévalence de la maladie est en forte augmentation en France à cause de deux facteurs : la meilleure prise en charge et la migration », indique le Dr Sylvain Le Jeune, chef de l’unité de médecine interne et vasculaire de l’hôpital Avicenne (AP-HP) et coordinateur d’un centre de référence de la drépanocytose.
Le dépistage de la drépanocytose tel qu’il est pratiqué aujourd’hui en France a été mis en place en 1985 dans les territoires d’outre-mer et en 1995 en France métropolitaine. Il s’agit d’un dépistage ciblé, restreint aux nouveau-nés dont les deux parents sont originaires des départements français d’outre-mer, d’Afrique subsaharienne ou du Cap-Vert, d’Afrique du Nord, d’Amérique du Sud, d’Inde, de l’océan Indien, de Madagascar, de l’île Maurice, des Comores, du sud de l’Italie ou du Moyen-Orient. À cette liste s’ajoutent les parents noirs américains.
Questions gênantes
En théorie, si ces conditions sont réunies, les sages-femmes pratiquent le test à l’aide d’une goutte de sang déposée sur un buvard, à l’image de ce qui est fait pour le dépistage généralisé de la phénylcétonurie, de l’hypothyroïdie congénitale, de l’hyperplasie congénitale des surrénales, de la mucoviscidose et du déficit en MCAD.
Mais dans la pratique, « les sages-femmes sont mal à l’aise à l’idée de poser des questions sur les origines qu’elles jugent discriminatoires, explique la Dr Bérengère Koehl, pédiatre au centre de référence de la drépanocytose de l’hôpital Robert Debré (AP-HP). Aussi, les maternités ont tendance à faire systématiquement les six tests de dépistage. » Ce genre de pratique expliquerait pourquoi, en 2019, 67,90 % des naissances en Île-de-France ont fait l’objet d’un dépistage de la drépanocytose. « Il y a des mutations qui ne sont pas du tout africaines, mais indiennes ou originaires du Moyen-Orient, insiste la Dr Assa Niakate-Tall, médecin du centre d’information et de dépistage de la drépanocytose (Cidd) de Paris. Les infirmières qui sont déjà débordées n’ont pas 30 minutes à perdre pour refaire l’arbre généalogique des parents. »
Ces critères de sélection provoquent un autre effet secondaire : celui de faire de la drépanocytose une « maladie de noirs » aux yeux des médecins, comme le dénonce Laëtitia Defoi, infirmière atteinte de la drépanocytose et fondatrice d’un réseau social de malades et de l’application Drepacare. « J’ai des amies drépanocytaires blanches qui, quand elles font une crise, entendent des médecins leur dire qu’il ne s’agit pas de la drépanocytose à cause de leur couleur de peau », explique-t-elle au « Quotidien ».
Des trous dans la raquette
Plusieurs travaux universitaires pointent en outre l’existence de patients qui passent au travers du dépistage. C’est par exemple le cas d’une étude publiée en 2018 (1) par les chercheurs de l’hôpital Necker Enfants-Malades et de l’hôpital Robert Debré (AP-HP), sous la coordination de la Pr Marina Cavazzana. Ils se sont fondés sur les données des bilans d’activité 2011 à 2016 de l’Association française pour le dépistage et la prévention des handicaps de l’enfant (AFDPHE), dont le rôle d’organisation du dépistage néonatal a été repris en 2018 par les centres régionaux de dépistage néonatal.
L’AFDPHE avait en effet tenté une expérimentation de dépistage systématique en Île-de-France, entre le 15 février et le 31 mai 2017. Au cours de cette période, 61 enfants appartenant à la population cible ont été identifiés comme porteur d’un syndrome drépanocytaire majeur contre 5 dans la population non ciblée (ne bénéficiant pas en temps normal du dépistage). Pour les auteurs, cela signifie que 7,5 % des malades de la région Île-de-France échapperaient au dépistage en ne suivant strictement que les règles actuelles.
« Plusieurs raisons peuvent expliquer ces défaillances du dépistage, analysent les auteurs. D’une part, la mixité de la population francilienne rend le ciblage complexe de par la difficulté d’identifier les sujets à risque et, d’autre part, l’imprécision des réponses des couples potentiellement à risque. » Le renouvellement fréquent des personnels des maternités et le manque de temps sont cités. « Ces résultats plaident en faveur de la généralisation du dépistage néonatal de la drépanocytose », concluent-ils.
L’Île-de-France constitue un cas à part, comme le montre un autre travail mené au niveau national par les Drs Justine Rémion et Claire Pluchart du département d’oncologie et d’hématologie pédiatrique du CHU de Reims (2). Elles ont communiqué auprès des hématologues pédiatriques de France métropolitaine, leur demandant de faire remonter tous les cas de diagnostic tardif de la drépanocytose chez des enfants qui ne rentraient pas dans les critères du dépistage ciblé, entre 2005 et 2017.
Des conséquences lourdes
Il ressort de leur appel 24 cas confirmés de malades non dépistés, en mettant de côté les cas de « faux négatifs », dont 22 en dehors de l’Île-de-France. Quinze ont été diagnostiqués à la suite d’infections sévères ou d’occlusions vasculaires, et un de ces enfants a été diagnostiqué post mortem, après une infection pulmonaire à pneumocoque et une méningite qui se sont révélées fatales. La plupart des enfants répondaient pourtant aux critères de dépistage.
Le nombre de cas peut paraître faible mais est « probablement sous-estimé », de l’aveu des autrices qui mettent d’autres arguments dans la balance en faveur du dépistage généralisé.
À commencer par les graves conséquences d’un diagnostic retardé, la méconnaissance de la pathologie qui accroît le risque d’errance diagnostique, mais aussi le fait qu’un dépistage généralisé permettrait de repérer précocement d’autres hémoglobinopathies et d’améliorer leur prise en charge. « Nous pensons qu’il est temps de reconsidérer le dépistage de la drépanocytose en France et d’abandonner le dépistage ciblé au profit d’un dépistage systématique », considèrent-elles.
Les consultations génétiques insuffisantes
S’étant saisie de la question, la Haute Autorité de santé avait estimé en 2013 que les données épidémiologiques ne permettaient pas de statuer sur la pertinence d’une généralisation du dépistage. « Les autorités ont été sollicitées à plusieurs reprises depuis, mais elles affichent une fin de non-recevoir, regrette la Dr Koehl. Car derrière la question du dépistage généralisé, il y a celle des moyens que l’on met en face. »
Si l’on généralise le dépistage, un grand nombre de parents et d’enfants découvriront qu’ils sont porteurs d’un allèle muté S. « Ce qui fait peur aux tutelles, c’est de dépister les hétérozygotes, affirme le Dr Le Jeune. Est-ce que l’on serait en capacité de recevoir tous les parents dont les enfants sont hétérozygotes ? Et de maintenir l’information dans le temps jusqu’à ce que l’enfant soit lui-même en âge d’être parent ? Il faut pour cela davantage de moyens dans les consultations de génétique. »
(1) M. Cavazzana et al, Médecine/sciences n°4, vol 34, p309-311, avril 2018
(2) J. Rémion et C. Pluchart, Archives de Pédiatrie, vol 26, p451-452, 2019