Pierre Labadie (CNRS) : « Il faut questionner nos usages des PFAS »

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Publié le 07/05/2024
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Les composés per- et polyfluoroalkylés (PFAS) ont largement occupé l’espace médiatique au cours des dernières semaines écoulées. Tandis qu'une proposition de loi écologiste appelle à en restreindre fortement l’utilisation, un plan gouvernemental a été présenté. Chercheur en chimie environnementale au CNRS, Pierre Labadie insiste sur la difficulté à évaluer et réglementer cette tentaculaire famille de composés chimiques.

Pierre Labadie, directeur de recherche CNRS en chimie de l’environnement

Pierre Labadie, directeur de recherche CNRS en chimie de l’environnement

LE QUOTIDIEN : Existe-t-il un consensus sur la définition des PFAS ?

PIERRE LABADIE : Il s'agit d'une famille extrêmement vaste pour laquelle il existe plusieurs définitions possibles. En fonction de celle que l'on retient, il peut y avoir entre 4 600 à 12 000 composés différents environ.

La dernière proposition, celle de l'OCDE, qui date de 2021, est celle qui brasse le plus grand nombre de molécules. Elle inclut tous les composés qui comportent un groupement CF2 (groupe méthylène perfluoré) ou CF3 (groupe méthyle perfluoré), dont certains sont des polymères et d’autres non. En termes d'application, cela recouvre un large champ qui va de la mousse anti-incendie aux emballages alimentaires, en passant par les médicaments et les dispositifs médicaux.

Une dizaine de PFAS sont identifiés comme nocifs. Que penser des autres, aux effets encore mal documentés ?

En Europe, il y a deux visions qui s'opposent : celle de l'industrie, qui voudrait une réglementation au cas par cas, et celle de plusieurs pays, dont la Norvège, qui souhaiteraient que l’Agence européenne des produits chimiques (Echa) évalue et réglemente la famille dans son intégralité.

Selon moi, il est illusoire d'espérer pouvoir réglementer chaque composé. Selon un article qui émane de l’industrie, il n'y aurait que 260 PFAS qui auraient un intérêt commercial et donc seraient susceptibles d'êtres réglementés. Ce nombre est très probablement sous-évalué : il faut plutôt compter sur plusieurs centaines, voire potentiellement plusieurs milliers de molécules.

Il y a actuellement un véritable enjeu de caractérisation et d'inventaire, car on ne sait pas ce que l'on doit chercher pour faire un état des lieux de la contamination. Si nous voulons faire une analyse quantitative, même sur un nombre réduit de composés, il nous faut des références analytiques qui nous font encore défaut. Dans nos catalogues, nous avons peut-être 100 à 150 composés seulement.

Les industriels vous communiquent-ils les informations sur leurs composés ?

Nous n'avons pas accès aux données de production. Certains de nos collègues consacrent leur temps à l'historique des usages des PFAS, des types de contamination et de leur présence dans l'environnement mais les informations ne sont pas simples à trouver. On leur oppose le secret industriel.

Sur les PFAS dont la nocivité est connue, quel est l'état des connaissances quant à leur présence dans l’environnement ?

Au niveau national, très peu d'études ont été faites sur les niveaux de contamination et leur distribution sur l’ensemble du territoire. Nous n'avons pas de cartographie pour mettre en place un suivi de la présence de PFAS dans les ressources en eau potable, par exemple. Globalement, on a un train de retard sur les pays du nord de l'Europe.

Nous avions réalisé deux enquêtes, en 2012 et en 2018, sur 120 points de prélèvement répartis dans l'ensemble du territoire national. Nous n'avons pas couvert de façon exhaustive tous nos cours d'eau, mais nous avons quand même été frappés par la fréquence de détection : nous avons retrouvé des PFAS dans 80 % des cas. Ce sont des composés qui sont ubiquitaires, même si les concentrations sont très variables.

La délimitation entre les usages essentiels et ceux de confort va être un long débat

 

Va-t-il falloir revoir nos usages des composés perfluorés ?

Si on veut réduire l'exposition de la population générale, le moyen le plus efficace est de fermer au maximum le robinet à la source. Il faut questionner nos usages des PFAS en supprimant ou en les substituant dans les applications où cela est possible. Le problème reste d'identifier les usages essentiels pour lesquels nous n'avons pas de substitutions possibles : c'est le cas de la transition énergétique, où les PFAS sont nécessaires, notamment pour les membranes des piles à combustible, et des usages médicaux.

La délimitation entre les usages essentiels et ceux de confort va être un long débat. L'industrie des fluoropolymères va vouloir défendre plusieurs usages pour lesquels les qualités des PFAS sont indéniables. Dans la plupart des textiles techniques, on sait comment se passer des PFAS. Certaines marques de vêtements de randonnée et d'alpinisme ont d'ailleurs fait de l'absence de PFAS un argument commercial.

Il faut faire une évaluation rationnelle et complète des applications qui font intervenir les PFAS. Prenons l'exemple des dispositifs implantables comme des valves cardiaques. Le caractère inerte du PTFE le rend compatible avec les tissus biologiques, mais il faut se poser la question des émissions de composés indésirables lors de la production du composé et du risque de dispersion lors de la récupération et du retraitement des implants. Si on prend un autre cas de figure, celui du matériel de cuisine, en plus du principal risque d’émission de composés lors de leur synthèse et de leur élimination, il faut aussi prendre en compte le risque lié à une utilisation anormale comme quand on fait chauffer une poêle à vide à une température trop élevée.

Les emballages alimentaires et les poêles anti-adhésives ont été exclus de la proposition de loi votée à l'Assemblée en première lecture. Pour quelles raisons ?

Les emballages alimentaires ont été exclus de la loi au motif qu'ils seront interdits d'ici à 2040 (dans le cadre de la loi antigaspillage pour une économie circulaire, NDLR) et que l’Europe prévoit aussi de bannir les PFAS dans ces emballages à partir d’un certain seuil dès 2026.

Pour les poêles anti-adhésives, il y a eu une communication tronquée et problématique de la part de certains fabricants qui affirment que le PTFE est sans danger. C'est une contre-vérité qui se focalise sur une partie du cycle d'usage pour laquelle le PTFE est globalement considéré comme sans danger. Au-delà de ça, ils mettent en avant le fait que le Téflon ne peut entrer dans les membranes cellulaires. Or quelques travaux montrent que les nanoparticules de Téflon peuvent pénétrer dans les cellules pulmonaires. Ce sont des résultats préliminaires et exploratoires mais ils appellent à la réalisation de nouvelles études.

Les PFAS sont-ils très mobiles dans l'environnement ?

Ces composés organiques persistants posent des problèmes à l'échelle planétaire. On les détecte jusqu'en milieu polaire. Leur mobilité est conditionnée par leur structure physico-chimique : plus leur chaîne est courte, plus ils vont être mobiles et susceptibles d'impacter la ressource en eau souterraine.

Les techniques de dépollution ne sont pas neutres écologiquement ni énergétiquement

 

Est-il facile de dépolluer les sols et les eaux de boisson ?

Il existe des techniques mais elles ne sont pas neutres écologiquement ni énergétiquement. Pour les eaux de boisson, on peut les capter avec du charbon actif. Quant aux sols, c'est un procédé très compliqué qui n'est pertinent que pour des cas de figure bien précis comme la dépollution d'un site industriel.

Il faut aussi savoir qu'il n'y a pas de consensus sur l'impact environnemental des fluoropolymères. Il faut considérer l'ensemble du cycle de vie. Il est possible que des composés indésirables se soient répandus dans l'environnement lors de la fabrication, de l'utilisation et en fin de vie.

Les dernières initiatives politiques sur les PFAS vont-elles dans le bon sens ?

Oui, cela fait quinze ans que je travaille sur les PFAS, et cela ne fait qu'un an, depuis l’enquête du Monde, qu'ils sont véritablement pris au sérieux. Le fait que l'on veuille mettre en place une réglementation nationale plus sévère que ce qui se fait au niveau européen va dans la bonne direction.

La toxicité est suffisamment caractérisée pour faire évoluer la réglementation sur un nombre très réduit de PFAS. Il faut restreindre l’utilisation aux usages que l'on qualifie d'essentiels, tout en limitant les émissions en début et fin de cycle de vie.

Des effets cancérigènes et sur l’immunité

Les connaissances sur les effets sanitaires des PFAS divergent selon les composés. Certains d'entre eux bénéficient d'une littérature abondante, comme l’acide perfluorooctanoïque (APFO) et l’acide perfluorooctanesulfonique (PFOS), respectivement classés cancérigène (groupe 1) et peut-être cancérigène (groupe 2B) par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ).

Il a aussi été mis en évidence que les PFAS induisent une immunosuppression et réduisent l’efficacité des vaccins. D'autres études ont rapporté une élévation du cholestérol, ainsi que des effets lors de la grossesse avec un risque de petit poids de naissance. L'un des aspects les plus préoccupants des PFAS est leur capacité de bioaccumulation dans les tissus adipeux. Selon l'étude Esteban, 10 à 15 % des adolescents français présenteraient un niveau trop élevé de PFAS.

Repères

1940 : L’entreprise de chimie DuPont synthétise les premiers PFAS

2008 : L’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) identifie la consommation de poisson comme exposition au PFOS et au PFOA

2014 : Le PFOA est classé dans le groupe 2B (peut-être cancérigène pour l’homme), avant de l’être dans le groupe 1 (cancérigène) fin 2023

Janvier 2023 : Présentation du plan d’action ministériel PFAS 2023-2027

19 mars 2024 : Dépôt d’une assignation au tribunal judiciaire de Lyon par la métropole contre les entreprises Arkema et Daikin, dont la responsabilité pourrait être engagée dans la pollution des eaux

4 avril 2024 : L'Assemblée nationale adopte en première lecture une loi pour limiter la diffusion des PFAS


Source : Le Quotidien du Médecin